• Precious life, de Shlomi Eldar (Israël, 2010)

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Où ?

Au MK2 Beaubourg

Quand ?

Vendredi soir, à 22h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Precious life est indissociable de la personne de son réalisateur Shlomi Eldar, qui en est la voix (par la narration en off), le regard (c’est lui qui tient la caméra l’essentiel du temps), et la force motrice. De la première à la dernière minute du film il use de sa position privilégiée au sein de la société israélienne pour soutenir à bout de bras la cause de la survie d’un bébé palestinien, Mohamed. Celui-ci est atteint d’une déficience immunitaire qui le condamne à très court terme, s’il ne bénéficie pas d’une greffe de moelle osseuse et d’un suivi médical haut de gamme constant. Des conditions dont l’on se doute qu’elles sont impossibles à réunir actuellement dans la bande de Gaza, là où habite la famille de Mohamed ; mais qui représentent la dernière raison autorisant des palestiniens à entrer sur le sol d’Israël, pour y profiter des moyens et des compétences dont disposent les hôpitaux.

A l’origine, Precious life a donc été entrepris par Eldar comme le journal relatant sa noble mission. Cette volonté de contrôle scénaristique se heurte évidemment à l’inextricable complexité, et à la haute inflammabilité, du conflit israélo-palestinien. Ce qui est tant mieux pour l’intérêt du film, dont le contenu se serait sinon trouvé sur la même ligne déficiente que sa forme qui accumule les clichés outranciers propres à la mise en scène télévisuelle. Eldar est un des journalistes vedettes de la télévision israélienne, et l’on sent qu’il est plus habitué à travailler sur des reportages coup de poing et/ou tire-larmes que sur des formats plus longs et requérant plus de doigté et d’économie. Pour ne citer qu’un exemple et en finir avec ce point, la vision d’un bébé de quatre mois souffrant dans une chambre d’hôpital est bien assez émouvante en soi, sans qu’il n’y ait un quelconque besoin de lui adjoindre un déluge de violons larmoyants.

Le plan de Eldar est donc sans cesse bousculé par des incidents à la fois imprévisibles et colossaux ; avec lesquels il faut composer car il est impossible de les renverser. A l’opposé de sa vocation première, Precious life renoue dès lors avec l’essence du genre documentaire qui consiste à enregistrer le réel sans (trop) influer sur lui. Pour les spectateurs non israéliens ou palestiniens que nous sommes le film a le grand intérêt de nous montrer frontalement, sans les édulcorants utilisés par les médias classiques (la distance, la répétitivité des drames violents), la vérité de la guerre incessante qui se déroule là-bas. A la télévision, chaque jour apporte son lot d’annonces et d’images traumatisantes d’attentats et de représailles militaires. Dans le cadre des soins dont Mohamed a besoin, chacun des nombreux actes nécessitant un passage de checkpoint à la frontière entre Israël et Gaza – tester des échantillons sanguins, se faire examiner par son médecin en raison d’une rechute – passe de trivial à ardu et hautement précaire. Et même dans le cocon de l’aile pédiatrique de l’hôpital où est traité Mohamed, sa mère Raïda qui reste à ses côtés jour et nuit voit se succéder des manifestations qu’elle se trouve en terre étrangère, possiblement hostile. Certaines sont patentes (les soldats de Tsahal qui viennent rendre visite aux enfants malades), d’autres plus insidieuses – les distributions de jouets à l’occasion de fêtes religieuses juives.

Dans ce contexte, les rapports entre les deux peuples ont atteint un tel point de tension et de schizophrénie que le moindre geste, la moindre parole peut soudainement se muer en une étincelle qui ravive le conflit dans ce qu’il a de plus violent. Les sentiments positifs qui existent au niveau des individus (bonté, empathie, voire sympathie) se fracassent contre un mur psychologique aussi terrible que le mur de béton qui sépare physiquement les deux pays : l’animosité, la peur, la défiance collectives, quasi institutionnalisées. Le joli conte de fée fantasmé par Eldar se brise ainsi net, et en direct, dans un local étriqué à quelques mètres du lit de l’enfant malade. C’est là que Raïda, épuisée, nerveuse, comprimée entre les vexations qu’Israël lui inflige en tant que membre d’un peuple et les bienfaits qu’il lui prodigue dans sa situation personnelle, lui jette au visage un discours virulent et ferme sur le peu de cas qu’elle et tous les palestiniens font de la vie humaine (à commencer par la leur), et du bonheur qu’elle trouverait à ce que son fils, une fois guéri, meurt d’ici quelques années en « martyr pour Jérusalem »

Une fois passé par ce point de rupture, Precious life ne peut plus faire comme si la difficulté de vivre dans cet endroit du globe n’était que contextuelle, pragmatique ; elle est tout autant d’ordre moral. Eldar s’engage, contraint par cette bifurcation imprévue, dans une série de discussions franches avec Raïda. Cette dernière y remanie son point de vue, le tempère, sans pour autant qu’émerge une solution apte à rendre envisageable une cohabitation viable entre les deux peuples. Le destin global se rappelle cruellement à l’attention de ces tentatives individuelles, en les confrontant en cours de tournage au déclenchement de la terrible opération « Plomb durci » lancée par Israël contre Gaza. Eldar voit une seconde fois son film lui échapper, et de ce fait gagner encore en puissance, à cause de l’ironie dramatique de la tournure prise par les évènements. On est soudain en pleine tragédie antique : le médecin traitant de Mohamed est mobilisé par l’armée et se retrouve malgré lui à participer activement à l’assaut ; un ami civil palestinien de Eldar, et docteur dans le même hôpital, voit sa maison rasée par un bombardement qui tue ses trois filles1. C’est à lui que l’on doit la phrase qui résume l’ambiguïté insondable de l’état des choses : « à quoi ça sert que des médecins se battent des mois pour sauver une vie, quand en une fraction de seconde un obus peut en tuer plusieurs ? ». Ni Eldar, ni Raïda n’ont de réponse, pas plus que quiconque. Mais la dernière partie de Precious life montre qu’ils n’ont pas l’intention d’arrêter d’en chercher une. C’est déjà ça.

1 il s’agit de Izz el-Deen Aboul Aish, dont l’histoire est une de celles qui étaient alors parvenues jusqu’à nous

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