• Opening night, de John Cassavetes (USA, 1977)

Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!

Où ?

A la maison, en DVD zone 2 distribué par Ocean Films, et obtenu via Cinetrafic dans le cadre de leur opération « DVDtrafic »

Quand ?

Samedi soir

Avec qui ?

MaFemme

Et alors ?

Opening night confirme la première impression que Meurtre d’un bookmaker chinois m’a donnée des films de Cassavetes : ils ne dévoilent leur entière nature que dans les toutes dernières secondes. Alors seulement, au bout du chemin parcouru en leur compagnie, nous distinguons la clé de voûte identitaire du personnage central, laquelle éclaire d’une lumière nouvelle et bien plus éclairante les différentes étapes et méandres du périple qui a précédé. A l’instar de Meurtre d’un bookmaker chinois avec le film noir, Opening night endosse les habits d’un genre connu – l’envers du décor d’une production artistique, ici une pièce de théâtre – mais n’a aucune intention d’en appliquer les règles. Plutôt que de faire du monde un décor de cinéma, Cassavetes fait donc du cinéma un décor aux affres de son héroïne. Celle-ci, Myrtle, est interprétée par Gena Rowlands, épouse et muse du réalisateur qui a écrit le film pour elle. L’indécision démontrée par le scénario envers le personnage n’en est que plus troublante. Cassavetes ne fait pas de Opening night un hymne à la gloire de l’être aimé et de son talent. Il n’est pas non plus question d’un exorcisme par fiction interposée des griefs enfouis qu’il aurait à son encontre. Le cinéaste se tient dans la vaste zone grise entre les deux, son point de vue fluctuant entre la fascination éprise et une forme de crainte mâtinée de dégoût.

« Crainte », « dégoût », dans une œuvre consacrée à sa propre épouse ? Oui, de même que l’autoportrait voilé qu’est Meurtre d’un bookmaker chinois exprime une part de crainte et de dégoût retournés par l’auteur contre lui-même, et que Opening night fait de même de manière plus crue encore. Cassavetes s’y est attribué le rôle d’un acteur de second plan, faire-valoir de la reine Myrtle dans cette pièce, et probablement dans d’autres avant, où il est prêt à sacrifier la crédibilité de son personnage et par ricochet la sienne afin de mettre en valeur la star. Avoir conscience de ces connexions multiples entre le long-métrage et la réalité hors caméra rend Opening night encore plus déstabilisant, mais ce n’est pas un préalable requis pour ressentir violemment cette gêne, tant elle irrigue le film en profondeur. Tout est fondamentalement dérangeant dans Opening night, œuvre tout sauf confortable, avenante. Un drame peut tout à fait mériter autant qu’une comédie ces qualificatifs, qui relèvent du balisage du récit et de la familiarité de la forme employée. Ce sont là deux choses que Cassavetes rejette avec fracas. L’univers de son film est un tourbillon véhément, un chaos non ordonné. La nature précise des relations intimes et professionnelles entre les membres de la troupe reste à dessein indécise. Le scénario ne préside pas non plus aux destinées de ses protagonistes : ceux-ci vivent, au sens le plus absolu du terme, et surprennent par leurs choix le film autant que ses spectateurs.

L’instabilité prévaut également dans la mise en scène. Les brusques changements de ton, d’environnement (la visite impromptue et maladroite de Myrtle chez une famille en deuil) et même de genre – la brusque embardée dans le genre horrifique, entre film de fantôme et hypothèse d’une possession par un esprit – malmènent sans cesse la possibilité de la constitution d’une œuvre homogène, limpide1. L’usage que Cassavetes fait de sa caméra est à l’avenant : portée à l’épaule, elle est tremblante de vie autant que d’anxiété. Cette dernière fonctionne dans les deux sens, le regard de la caméra étant à la fois troublé (car impuissant face aux personnages, en premier lieu Myrtle, et incapable de prévoir ou de contrôler ce qu’ils vont faire), et troublant. Parce qu’il est fragmentaire, en nous plaçant au cœur de l’action et en cadrant les visages et les corps au plus près ; la somme de ce qui est situé hors champ à chaque instant s’en trouve décuplée. Troublante aussi est l’absence de délimitation visuelle nette entre la vie réelle des personnages et leurs déambulations sur scène, avec un texte à dire, devant un public. Il y a sur ce point une cohérence d’une grande force entre ce que dit le film (le théâtre et la réalité débordent l’un sur l’autre, s’interpénètrent de multiples façons) et ce qu’il montre – à savoir aucune rupture dans le filmage et le jeu des acteurs entre les deux domaines. Opening night donne ainsi une énergie nouvelle au thème rebattu de « l’art c’est la vie et vice-versa ».

Tout ce qui précède n’est cependant qu’une somme d’accessoires, employés au service du portrait d’une personne unique – et à travers elle, on l’imagine, de tous ses congénères comédiens et comédiennes de théâtre et de cinéma. Opening night est un aveu d’infériorité, et de soumission, à ces acteurs stars au charisme et à l’orgueil si puissants qu’ils leur permettent de triompher en toutes circonstances. Et, surtout, quelles que puissent être les tares permanentes ou épisodiques dont ils sont frappés par ailleurs. Myrtle est alcoolique, solitaire, à la lisière de la folie, incapable – à tort ou à raison, par sa faute ou celle du texte ; on ne le sait jamais – de s’approprier le rôle qu’elle est supposée jouer. Mais il y a en elle une flamme, qui tient autant de l’instinct de survie que du génie à l’état brut, et qui lui permet d’outrepasser tous ces obstacles. La dernière demi-heure capte, sur un temps soudain resserré (la première de la pièce, la fameuse opening night du titre), son triomphe aussi improbable qu’étincelant et l’impuissance du reste du monde, les écrivains, les producteurs, les réalisateurs, les seconds rôles, à y faire barrage. C’est une séquence renversante, elle nous laisse aussi chancelants qu’une vague immense qui nous renvoie nous échouer sur le rivage. Cassavetes a raison d’interrompre son film quelques minutes après le baisser de rideau : il n’y a plus rien à ajouter, à opposer.

1 De là, entre autres, découle peut-être la sensation laissée par les courts suppléments du DVD de ne s’en tenir qu’à des évidences (Gena Rowlands, le théâtre) et de ne pas pénétrer véritablement l’âme du film

·      fiche film sur Cinétrafic : http://www.cinetrafic.fr/film/13046/opening-night

·      catégorie sur Cinetrafic : http://www.cinetrafic.fr/liste-film/3683/1/autour-du-theatre

Laisser un commentaire