• Marnie, de Alfred Hitchcock (USA, 1964)

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Où ?

A la cinémathèque, dans le cadre de la rétrospective intégrale de l’œuvre du cinéaste

Quand ?

Lundi, à 21h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Dans la filmographie de Hitchcock, Marnie se situe temporellement entre Les oiseaux et Le rideau déchiré. Ce positionnement vaut également pour l’allure du film, qui détient à la fois certaines des grandes qualités déjà présentes dans Les oiseaux et l’ambiance mortifère et agressive qui prédomine dans Le rideau déchiré. Marnie est l’ultime point de bascule de l’œuvre de Hitchcock, entre les derniers – et incroyablement flamboyants – feux allumés entre 1958 (Vertigo) et 1963 (Les oiseaux) et une fin de carrière plus laborieuse et lugubre. Ce statut affecté au film n’a rien d’étonnant, étant donné que Les oiseaux représente une sorte de point de non-retour avec son histoire de fin du monde dénuée de toute explication.

Que faire une fois que l’on s’est approché au plus près du gouffre ? Probablement regarder en arrière. Marnie opère ainsi une synthèse entre trois des quatre longs-métrages qui l’ont précédé. Des Oiseaux, il reprend l’actrice Tippi Hedren que Hitchcock se fait un plaisir sadique de replonger dans un rôle sexuellement perturbé et physiquement maltraité. Mais le scénario du film se situe plus dans la lignée de ceux de Vertigo et Psychose, avec une intrigue qui devient rapidement imprévisible pour les spectateurs et fatale pour les personnages, enferrés dans un piège invisible mais inéluctable. Comme ses devancières Madeleine et Marion, Marnie est une manipulatrice dont le plan pilote le début du film1… jusqu’à tomber sur un homme dont les névroses plus ou moins maîtrisées vont être piquées au vif par le comportement affranchi de l’héroïne, et dont la force physique intrinsèque va être le principal argument pour attester sa supériorité. Mark, l’os masculin sur lequel tombe Marnie, est autrement plus « normal » que Scottie Ferguson et Norman Bates ; la preuve, il ne causera pas sa mort. Mais il constitue tout de même un tel bloc d’aplomb phallocrate, que sa relation avec cette jeune femme dont il a percé à jour la combine criminelle ne peut dans son idée suivre qu’un seul scénario : il va l’épouser, la posséder sexuellement, l’éduquer à être une femme du monde (lui-même est un riche héritier), et la soigner de ses maux psychologiques.

Pour y parvenir, Mark a recours à des pratiques aussi estimables que le chantage ou la contrainte physique – la fois où il fait l’amour à Marnie pendant leur lune de miel est à proprement parler un viol. Le choix de Sean Connery pour le rôle est on ne peut plus pervers, sa force de séduction tant naturelle que conjoncturelle (Marnie intervient en pleine période où il interprète James Bond) s’affirmant de la manière la plus froide qui soit, presque contre la volonté du public. Le personnage de Mark est cependant loin d’être tout à fait négatif ; il est de toute évidence amoureux fou de Marnie, et sincère dans ses intentions de la libérer et de la guérir. On ne le déteste pas tant qu’on éprouve de la peur à son encontre. La même ambiguïté enveloppe Marnie, certes remplie de dérèglements mentaux (kleptomane, terrorisée par la couleur rouge et les orages, frigide…) mais qui est le contraire d’une victime. Son intelligence et son sens de la répartie en font au minimum l’égal des personnes qui l’entourent, Mark compris ; et ce que nous voyons de sa vie démontre une forte capacité d’adaptation, rendant son existence vivable malgré son état. Les vols et sa pratique de l’équitation sont montrés comme étant pour elle des moyens de prendre une forme de plaisir et ainsi apaiser ses pulsions sexuelles, malgré sa phobie du contact charnel avec un homme.

L’équilibre instable et électrique qui prend forme quand Marnie et Mark sont en présence l’un de l’autre, et interagissent, est le terreau dans lequel toutes les composantes du film trouvent matière à s’épanouir. En premier lieu la mise en scène de Hitchcock, florissante et magistrale dans tout ce que le cinéaste entreprend, usage répété des gros plans pour signifier les émotions tues de Marnie, perfection géométrique des scènes de suspense (le braquage du coffre, en plan fixe silencieux, relève du pur génie), lyrisme échevelé des tragédies intimes des protagonistes – la musique insistante de Bernard Herrmann est sur ce point un allié aussi précieux que dans Vertigo. Hitchcock donne par ailleurs à la sexualité, serpent de mer de son œuvre, une exposition qui n’a jamais été aussi manifeste. Tous les ressorts de l’intrigue de Marnie sont fondamentalement sexuels, que ce soit par attraction ou par répulsion. Dans le rôle-titre, Tippi Hedren paye le plus lourd tribut à cette radicalisation du cinéaste2 ; mais elle y glane en même temps un personnage unique en son genre, fascinant de complexité et de contradictions, et qui ouvre de ce fait la voie à une intense performance d’actrice. Marnie se réinvente dans chaque scène et Tippi ne lui fait jamais faux bond, au contraire.

Ce bel édifice est sérieusement mis à mal par l’acte final, d’une faiblesse critique. Il manque au récit de Marnie une dernière idée du genre de celles qui permettent à Vertigo et à Psychose de rebondir une ultime fois, dans une direction nouvelle et insoupçonnée. Marnie en est donc réduit à regarder en arrière et solder les comptes de ses personnages. Le traumatisme originel de l’héroïne va donc être résolu, selon une logique de psychanalyse de comptoir qui était déjà pesante dix-huit auparavant dans Spellbound et qui l’est donc encore plus pour un long-métrage des années 60 – et la tentative de désamorcer a priori ce contrecoup par l’humour n’y change rien. Le film se traîne péniblement jusqu’à son happy-end d’un autre temps, qui en prime se concrétise au détriment de Marnie puisque celle-ci y perd toute force et toute autonomie vis-à-vis de Mark. L’épilogue entérine le triomphe de ce dernier et de ce qu’il symbolise, ce qui est bien trop gros pour être avalé sans broncher.

1 Les parcours initiaux de Marion et Marnie sont même exactement similaires : un vol prémédité sur le lieu de travail, une fuite, et un refuge qui s’avère en réalité mener les deux jeunes femmes à leur perte.

2 Entre Les oiseaux et ce film, celle qui fut la dernière des actrices-fantasmes blondes de Hitchcock a aussi été la plus éreintée, payant peut-être pour les « trahisons » successives de celles qui l’avaient précédée et avaient rompu l’une après l’autre leur collaboration avec le réalisateur.

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