• Le monde sur le fil, de Reiner Werner Fassbinder (Allemagne, 1973)

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Où ?

A la maison, sur Arte +7 (la chaîne a programmé un cycle regroupant plusieurs films du cinéaste à l’occasion des 30 ans de sa disparition)

Quand ?

La semaine dernière, mardi et mercredi soir

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Rainer Werner Fassbinder n’était pas un réalisateur de science-fiction, ni même de cinéma de genre en général, et cela se ressent évidemment dans Le monde sur le fil – impactant le film beaucoup en bien, un peu en mal. Le monde sur le fil est une adaptation du roman Simulacron 3 de l’américain Daniel F. Galouye faite pour la télévision allemande. Ce choix de médium a permis à Fassbinder de réaliser une œuvre en deux parties, de 3h20 au total, et ainsi d’éviter la trahison contrainte qui résulte la plupart du temps des tentatives de transposer un livre à l’écran sur la durée d’un seul long-métrage. Fassbinder, lui, peut prendre tout le temps nécessaire à l’exploration à sa main du double univers dont il est question dans le livre : un simulateur de société humaine, rempli de milliers d’« unités identitaires » ignorantes de leur condition véritable, et les employés de l’institut scientifique qui a conçu et commande le simulateur dans le vrai monde. À sa main, cela signifie que Fassbinder se détache des guides habituels dans ce type d’histoire – suspense, héroïsme, romance, plus une exposition didactique – pour nous entraîner dans une balade flottante. Ces deux mondes n’existent pas pour nous, ils existent sans nous ; respectant cela, la visite que Fassbinder nous en fait faire n’est pas un circuit préétabli de tour-opérateur mais une immersion globale, perméable aux imprévus, aux opportunités. C’est par incident et non sur invitation que l’on entre dans les réunions de gestion du programme, dans les manifestations de clashs internes, et dans le simulateur lui-même (de manière très tardive).

Le monde sur le fil se présente comme un pionnier du questionnement au cinéma sur la réalité virtuelle et le libre-arbitre hypothétique de l’humanité, vingt-cinq ans avant Matrix, Dark city et autres. Des passerelles manifestes existent avec ces deux films : l’exploitation à des fins de production du monde inférieur pour Matrix, l’atmosphère déphasée de film noir et le fil narratif afférent (un innocent qui en sait trop traqué par une organisation toute-puissante cherchant à le faire taire) pour Dark city. Mais Le monde sur le fil reste malgré tout à la marge, oncle éloigné plus qu’ascendant direct. L’œuvre à laquelle il fait le plus penser est le roman extraordinaire et évanescent de Philip K. Dick, Ubik, pour son refus d’une résolution spectaculaire, son panorama volontairement incomplet et subjectif de la situation, et surtout pour le choix des thèmes considérés comme primordiaux. Fassbinder le profane venant de l’extérieur et Dick le spécialiste œuvrant depuis l’œil du cyclone partagent un même recul sensé et frondeur vis-à-vis de la science-fiction et ses codes. Jamais dupes, ils la mettent au service de leurs croyances plutôt que l’inverse. Dans Le monde sur le fil, cela débouche sur une grande intelligence dans le développement des problématiques de fond (philosophiques, sociologiques) et une ironie tout aussi aiguë dans leur expression par la mise en scène.

Fassbinder prend un plaisir évident à manier les péripéties de pure fiction – protagonistes qui disparaissent, mémoires qui s’effacent – à sa disposition, de même qu’à remplir ses cadres de détails savoureux et qui comptent (par exemple cette impression récurrente de voir des personnages être activés en début de scène et désactivés à la fin). Ou encore à filmer, lui l’homme de gauche, le cœur d’une grande entreprise prédatrice, modèle de la pensée capitaliste, et être ainsi en situation de décortiquer de l’intérieur ses méthodes, sa logique, sa cruauté désincarnée. La séquence hésitant entre rire et effroi où le héros, alors qu’il glisse dans la folie, se fait écarter comme un malpropre de son poste à responsabilités, est le sommet de ce versant du film. Celui-ci et les autres se délayent malheureusement dans une seconde moitié de récit plus à la peine, moins efficiente. L’approche oblique du genre par Fassbinder s’essouffle au moment de la transition entre la prise de conscience et la prise de position. Comme tout ce qui relève du cinéma bis, la science-fiction de cette forme requiert un grain de folie, un peu triviale, un peu frivole, dans le passage à l’acte de rébellion et de confrontation directe. A cela, Fassbinder le dramaturge cérébral rechigne à se résoudre franchement. Il tergiverse, louvoie, prend la tangente via des scènes de discussions redondantes et un mouvement de fuite qui retarde sans cesse l’échéance – avant de se conclure en empruntant la plus petite des portes de sortie. C’est bien dommage, car cela limite l’envergure du Monde sur le fil, porteur de belles promesses imparfaitement tenues.

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