• Le cimetière de la morale, de Kinju Fukasaku (Japon, 1975)

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Où ?

A la cinémathèque, dans le cadre d’un hommage au studio japonais Toei… et en remplacement du film initialement prévu (Combat sans code d’honneur, du même réalisateur), déprogrammé pour cause de copie trop abîmée

Quand ?

Samedi, à 17h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

A Ciné partout tout le temps, les biopics, on les traite avec la plus grande méfiance. Les produits du genre ont une forte tendance au gâchis, à la démonstration d’un intérêt cinématographique inversement proportionnel au potentiel de leur sujet. Saisir en cours de film, et obtenir après coup la confirmation que Le cimetière de la morale appartient lui aussi à cette catégorie des « tiré d’une histoire vraie » provoque dès lors un choc certain – quasiment de l’ordre de la révélation. Car le traitement cinématographique que le réalisateur Kinji Fukasaku (connu aujourd’hui beaucoup pour Battle Royale, un peu pour l’admiration que lui porte Tarantino, et presque plus pour sa période réellement féconde située dans les années 1960-70) applique à la vie du yakusa Rikio est diamétralement opposé aux règles officieuses et normes en vigueur dans le genre du biopic. On exagère à peine en affirmant qu’il leur déclare même la guerre.

Le point de vue de Fukasaku envers son personnage ne s’autorise aucun débordement vers une narration romancée. Il ne confère pas à l’existence de Rikio une signification d’ensemble manifeste, autour de laquelle s’articuleraient naturellement tous ses choix et ses actes. Le cimetière de la morale s’apparente à la lecture sèche d’un procès-verbal, dans lequel n’apparaît aucune tentative d’explication psychologique ou par le contexte des crimes et délits commis. Le film se montre fidèle à cette optique jusqu’à l’extrême, en adaptant sa couverture des événements à la réalité de la connaissance que la société en a. Les zones d’ombre de la vie de Rikio – son exil à Osaka, en particulier – sont affichées comme telles par la voix-off (dont le point de vue est en quelque sorte celui du greffier) ; lorsqu’ils existent, des documents officiels indiquant le passage du personnage en prison ou dans un hôpital sont présentés à l’écran et interrompent de fait la continuité de la reconstitution fictionnelle. D’entrée, il est de toute façon admis que celle-ci est un outil parmi d’autres pour raconter cette histoire, et non son cadre unique. Fukasaku ouvre Le cimetière de la morale par deux séries d’images d’archives, la première consacrée à l’enfance de Rikio (avec l’utilisation d’interviews authentiques pour légender les photos présentées) et la seconde l’état de déréliction totale du Japon au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, l’époque où Rikio démarra sa carrière dévastatrice dans le milieu des yakusas. La manière dont il déboule dans le film, comme un chien dément dans un jeu de quilles, est symptomatique. Il transforme un moment sans histoire de la vie quotidienne en la scène d’une bataille dont lui seul fixe les règles, l’intensité, le début et la fin.

Le film ne suit pas à proprement parler Rikio, comme le ferait un biopic classique ; c’est Rikio qui, pour ce premier coup d’éclat comme dans tout le reste du récit, impose sa présence et sa rage à une situation donnée – et stable sans lui. Avec lui, c’est une autre affaire : la garantie d’une régression quasi immédiate à un état de sauvagerie primitif. Il règle ses contrariétés par l’emploi d’une violence impérieuse, viole les femmes, provoque l’affrontement avec les représentants de l’autorité officielle, et pousse les clans de yakusas à s’entretuer dans des bains de sang. Il lui arrive même, sans l’ombre d’un remords ou d’un doute, de supprimer de ses propres mains un chef dont une décision lui a déplu. Dans tous les cas, il ruine les efforts de redressement, de reconstruction personnelle ou collective. L’ancrage net du film dans un espace-temps bien déterminé – Fukasaku prend soin d’inscrire chaque saynète dans un contexte réel et très détaillé – pousse à voir Rikio comme une force brute révélée par le chaos post-apocalyptique dans lequel était alors plongé le Japon. Ses actes ont pour effet de garder intact cet état de fait, insoutenable pour tous les autres mais qui lui sied tant. La mise en scène ne se hasarde pas plus que le scénario à tenter de juguler, canaliser ou même simplement tirer profit de l’énergie destructrice dégagée à chaque échauffement par cette bombe humaine. Elle la retranscrit telle quelle, dans toute sa capacité de nuisance qui la met elle aussi à la renverse : cadrages erratiques, écran rempli de corps, de chocs, de bruit et de fureur jusqu’à la saturation, coupes saccadées… Autant d’éléments qui mènent, à chaque fois que Rikio prend l’ascendant sur les autres personnages plutôt que l’inverse, Le cimetière de la morale au bord du point de rupture au-delà duquel les notions mêmes de stabilité spatiale (le haut et le bas) et temporelle – par le montage – deviendraient incertaines.

Ce n’est évidemment pas là le fait de quelque insuffisance de Fukasaku par rapport à son sujet. Le cinéaste sait tout à fait ce qu’il fait ; en dehors de ces moments de désordre absolu, il excelle par exemple à souligner l’importance d’un détail d’une scène, et à centrer cette dernière autour, par sa réalisation et par elle seule. Sa gestion du tempo global du film, avec l’alternance des périodes où Rikio est relativement maîtrisé et de ses accès de rage incontrôlable, et de la progressive mise au ban du genre humain du personnage (rejeté par les clans, sombrant dans la drogue, coupé de tout contact humain…) qui sert de mouvement de fond à la narration, démontre également un puissant savoir-faire. Rien ne vient alourdir Le cimetière de la morale. Ce que Fukasaku y accomplit est remarquable : il rend absolument invisibles les armatures – mise en scène, scénario – permettant la transformation du sujet en film, et garde ainsi intactes la stridence et la portée de son cri d’effroi.

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