• Le cheval de Turin, de Bela Tarr (Hongrie, 2010)

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Où ?

Au MK2 Beaubourg

Quand ?

Samedi après-midi

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Le cinéaste hongrois Bela Tarr a dit en interview que Le cheval de Turin est son dernier long-métrage, donnant comme raison principale à cette retraite anticipée – il a 56 ans – son refus de faire, comme tous les autres réalisateurs, sa mue numérique contraint et forcé (même si certains réussissent brillamment à renverser l’obstacle et en faire une source de réinvention). Y voir une marque de passéisme serait une solution aussi évidente en apparence qu’inexacte. Tarr est en vérité extrêmement fidèle à une manière de faire du cinéma, qui invoque par certains aspects un passé plus ou moins distant mais sans pour autant se perdre dans une nostalgie sans intérêt. Les conditions de cette pratique si singulière de son art étant de plus en plus fragilisées, Tarr préfère arrêter là, comme un peintre à qui l’on retirerait l’accès à ses pinceaux et ses pigments pour le forcer à en utiliser d’autres qu’il n’a pas choisis.

De plus, Tarr ne fait pas un cinéma facile – certainement pas pour le spectateur, mais pas forcément plus pour lui-même. L’énergie vitale et l’effort soutenu mis dans la gestation et la production du film sont patents, comme cela pouvait l’être chez Kubrick. La phrase de ce dernier, « Réaliser un film, c’est comme écrire ‘Guerre et Paix’ dans une auto-tamponneuse », s’applique tout à fait à son pair hongrois dont on sent qu’il met toutes ses tripes, toute son âme dans sa création. Il exprime quelque chose de profondément ancré en lui, de vital. Est-ce que cela nous touche plus, en tant que public, pour autant ? C’est là que les choses se compliquent, et que les avis divergent. Le cheval de Turin est le deuxième film de Tarr que je vois, après son précédent Homme de Londres. Avec au bout du compte un ressenti similaire dans un cas comme dans l’autre ; un mélange de sidération rare devant la puissance esthétique du geste, et d’impossibilité de pénétrer le propos de fond assurément porté par ce geste. La mise en scène de Tarr me secoue intensément sur le moment, mais je ne comprends pas ce qu’elle cherche à me dire et qui pourrait rester en moi une fois la projection terminée.

C’est quoi au juste, la mise en scène de Tarr ? Deux choses, essentiellement. D’abord un noir et blanc ahurissant, un travail d’orfèvre dont le résultat organique, granuleux, flottant, possède une incroyable force évocatrice à vous faire douter du bien-fondé de la prépondérance de la couleur. En second lieu, c’est une science prodigieuse du plan-séquence et du déplacement de la caméra au sein de celui-ci. Trois chiffres pour fixer les idées : Le cheval de Turin dure 2h30 et est composé de 30 plans, soit une moyenne de 5 minutes par plan. Et on ne parle pas de compositions simples, fixes ; la caméra de Tarr démontre une mobilité impressionnante au sein du plan, dans toutes les séquences. Cela se concrétise parfois sous la forme d’un mouvement permanent (l’ahurissant travelling initial qui tournoie autour du cheval et de son cocher), à d’autres moments par un unique déplacement notable, venant installer notre œil dans une position donnant à la scène observée une intensité folle. Dans tous les cas, on peut parler de chorégraphie formelle extrêmement sophistiquée et inspirée, et où le son est d’égale importance. De même que le retrait de la couleur fait apparaître à l’image un ensemble de nuances visuelles, le dégagement du dialogue opéré par le film révèle les autres sources sonores dans toute leur puissance. Ce sont le bruit assourdissant des éléments naturels (une tempête dantesque qui souffle sans discontinuer) et le thème musical entêtant (une boucle sans fin mêlant sonorités classiques et modernes) qui impriment le rythme du Cheval de Turin, et non ce que les êtres humains ont à échanger, à communiquer par la parole.

L’argument de ce véritable opéra cinématographique et sa portée sont malheureusement sujets à caution. Le problème n’est pas tant qu’ils soient abscons – on déchiffre qu’il est question d’une genèse à l’envers, d’un big crunch allégorique au cours duquel, en l’espace de six jours, l’humanité perd la capacité de se mouvoir, puis l’accès à l’eau et enfin à la lumière, se retrouvant in fine plongée dans un néant total. Le problème est que ce fil narratif n’apparait qu’en filigrane du récit, et est si distendu qu’il en vient presque à se dissiper fréquemment. De mon point de vue, Tarr ne rend pas son propos suffisamment riche pour me persuader qu’il mérite le traitement formel d’exception assuré par la mise en scène. Sans jamais se rendre repoussante, sa création ne me captive que par à-coups, et ne parvient pas à maintenir cet effet sur la durée. La frustration le dispute dès lors au saisissement.

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