• La gueule que tu mérites, de Miguel Gomes (Portugal, 2004)

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Où ?

À la maison, en DVD édité par Shellac (sorti le 3 décembre 2013) et obtenu via Cinetrafic dans le cadre de leur opération « DVDtrafic »

Quand ?

Le week-end dernier

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

La gueule que tu mérites, premier long-métrage de Miguel Gomes, s’ouvre sur deux plans agréablement énigmatiques. Le premier nous introduit le héros du film, Francisco, à la faveur du passage d’un car qui nous barre la vue et qui fait que l’on ne sait pas d’où Francisco vient (était-il dans le car, ou est-il arrivé derrière lui en même temps ?). Le deuxième nous montre l’intrus répondant à un coup de téléphone passé par Francisco, sans que l’on sache qui il est ni pourquoi il s’est permis de décrocher sans être le destinataire de l’appel. Bienvenue dans le cinéma de Gomes, contrée où tout est instable, ambigu et par conséquent excitant. Et c’est loin d’être fini, puisqu’au bout d’une demi-heure à peine Gomes bazarde son histoire pour la remplacer par une autre. Ce qui me peine quelque peu, car entre les deux je préfère la première… On y suit Francisco le jour de ses trente ans, qu’il passe de manière plus pitoyable que joyeuse, la faute aux agressions de l’extérieur autant qu’à ses propres travers. La gueule que tu mérites navigue alors entre l’absurde et le tragique, la paranoïa fantasmée et la persécution réelle, avec finesse et en semant de petites idées qui sont autant de graines faisant grandir le récit sur la durée. À une kermesse d’école qu’il participe à animer en traînant les pieds, Francisco croque (sciemment) dans la pomme censée servir au spectacle de Blanche-Neige interprété par les enfants ; quelques minutes plus tard, il s’évanouit exactement comme dans le conte…

Ce micro-événement déclenche une avalanche d’embarras façon After hours, jusqu’à l’annonce faite à Francisco qu’il a la rougeole. D’un grand coup de volant, Gomes embraye sur cette piste en enfermant Francisco dans une maison à la campagne, entouré de sept amis (comme les sept nains) enrôlés pour veiller sur lui et lui donner ses médicaments et ses repas. Comme les autres personnages de la première partie, Francisco disparaît de l’écran et laisse seuls en scène les membres de la bande des sept, priés par leur hôte de se comporter en enfants étant donné qu’il est frappé par une maladie infantile. C’est le genre de logique détournée dont le cinéaste raffole, comme en témoigne son plaisir à nous en détailler les rouages au cours d’une longue séquence d’exposition des règles de la maison. Puis il se laisse emporter par son idée, larguant toutes les amarres le rattachant à la réalité extérieure à la maison, à sa propre fantaisie. La gueule que tu mérites devient un patchwork de petites aventures capitales comme les enfants savent s’en inventer, qui tirent dans tous les sens tout en menant progressivement à la déliquescence du groupe, façon Sa majesté des mouches. C’est souvent amusant, parfois inquiétant, mais aussi (malheureusement) déroutant, à force de n’en faire qu’à sa tête sans jamais vraiment chercher à garder le spectateur dans la boucle. L’absence de filet narratif – en particulier d’une conclusion un minimum cadrée – écorne l’allant du projet. Un écart de jeunesse que Gomes a travaillé à corriger, sans rien perdre de sa précieuse singularité, dans ses longs-métrages suivants Ce cher mois d’août et Tabou.

L’édition DVD de La gueule que tu mérites complète celle réalisée il y a peu pour Tabou, sur le même modèle : un livret papier contenant un entretien avec Miguel Gomes (qui ne fait pas mystère de la nature irréelle de la seconde partie du film), et une sélection de ses courts-métrages. Après Inventaire de Noël et 31, sont désormais rendus disponibles Décalcomanies, Cantique des créatures et le tout frais Rédemption. Présenté aux festivals de Venise et Toronto 2013, Rédemption est le dernier film en date de Gomes, datant même d’après Tabou. Il s’agit d’une œuvre de collage plus que de création ex nihilo, à l’image de ce que le cinéaste avait un temps envisagé pour la deuxième moitié de Tabou, s’il n’avait pu partir en Afrique pour la tourner : un montage d’images d’archives hétéroclites, coiffées par une narration en voix-off qui leur donne un sens entièrement neuf. Gomes invente dans Rédemption des souvenirs de jeunesse imaginaires à quatre dignitaires européens bien réels – et en vie. Leurs noms sont facilement trouvables sur Internet, mais en cohérence avec le fait qu’ils ne sont révélés qu’au générique de fin du film ce n’est pas sur cette page que vous les verrez apparaître. L’identité des quatre nostalgiques est de toute façon la cerise sur le gâteau concocté par Gomes. La beauté du geste de cinéma et la force des émotions charriées par le flot combiné des paroles et des images forment, quels qu’en soient les sujets, une œuvre à la mélancolie et au lyrisme singuliers, troublants.

Les deux autres courts proposés encadrent La gueule que tu mérites non seulement temporellement mais aussi thématiquement. Décalcomanies sert de ballon d’essai à une idée (voir des adultes se comporter tels des enfants), et Cantique des créatures en approfondit une autre (échanger les humains contre des animaux au premier plan d’un film). La correspondance s’arrête là, car le premier est à peu près irregardable et le second captivant. Décalcomanies pousse le désir d’expérimentation très loin, beaucoup trop loin pour qu’on soit en mesure de le suivre. Passe encore pour le noir et blanc et le muet (dix ans avant Tabou, déjà), mais les comédiens sommés de jouer comme des poissons qui bullent et l’effet disque rayé qui prend d’assaut la bande-son à chaque apparition d’un carton de dialogues sont vite insupportables et même nerveusement douloureux. Cantique des créatures improvise en trois temps sur le texte éponyme, de Saint-François d’Assise, en s’éloignant chaque fois un peu plus d’une représentation convenue pour s’approcher de l’essence de l’œuvre. Sans surprise chaque segment se révèle supérieur au précédent, avec en point d’orgue le dernier tiers où les animaux répondent avec enthousiasme à la déclaration du saint. C’est l’une de ces fois où Miguel Gomes fait d’une idée complètement casse-gueule sur le papier une réussite de cinéma unique en son genre, éclatante et jubilatoire.

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Une réponse à “La gueule que tu mérites, de Miguel Gomes (Portugal, 2004)”

  1. hanz dit :

    Merci pour ces comptes-rendus, très instructifs !

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