• L’étrange couleur des larmes de ton corps, de Hélène Cattet & Bruno Forzani (France-Belgique-Luxembourg, 2013)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles, et à la maison en DVD édité par Shellac (sorti le 2 décembre 2014) et obtenu via Cinetrafic dans le cadre de leur opération « DVDtrafic »

Quand ?

Samedi soir

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Le hasard du calendrier avait fait qu’Amer, le premier long-métrage du duo Cattet-Forzani, était sorti en même temps qu’un autre tout aussi expérimental et radical, Le guerrier silencieux de Nicolas Winding Refn, et mon texte d’alors traitait donc conjointement des deux œuvres. Avec leurs derniers films en date les trois cinéastes continuent à aller de conserve, L’étrange couleur des larmes de ton corps prolongeant et perfectionnant l’inégal Amer de la même façon que Only God forgives prolonge et perfectionne le moyen Guerrier silencieux. En conséquence, cette critique de la deuxième création hallucinée de Cattet et Forzani pourrait tout à fait repartir de ce que j’écrivais au sujet d’Amer : « Il n’est question que de très gros plans fractionnant les corps en morceaux, de décors malveillants, de filtres colorés et de sons indéfinissables trahissant une perception défectueuse ».

L’étrange couleur des larmes de ton corps, c’est donc la même chose mais en mieux, comme le clamerait une publicité pour de la lessive ou un smartphone. Voilà une très bonne nouvelle, qui signifie que le duo de réalisateurs n’a eu à remettre en cause ni ses visées artistiques ni ses visions folles pour se bonifier. Au contraire, c’est dans le rejet de toute forme de justification ou d’explication à leurs gestes qu’ils s’épanouissent pleinement. Face à un tribunal, cela les condamnerait à se voir taxer d’irresponsabilité, de démence. Sentences qui sur un écran de cinéma deviennent des promesses de se perdre dans une autre réalité, faite de ténèbres aussi excitantes qu’angoissantes. La débâcle de l’emprise de la rationalité sur ce monde est attestée par la mise au rebut de l’ensemble des questions rituelles de compréhension – qui, quoi, où, quand, comment, pourquoi. Chercher à appliquer cette grille d’analyse au cas présent aurait le même effet que de se débattre dans des sables mouvants, à savoir rendre inévitable l’issue fatale.

Cattet et Forzani réinventent pour L’étrange couleur… tout ce qui se situe en amont de la création d’un film ; l’ensemble de fondations et de règles auxquelles on ne touche normalement pas. Eux conçoivent un cadre neuf, et à l’intérieur de celui-ci une constitution nouvelle. Notre porte d’entrée est la même que celle par laquelle le personnage principal pénètre dans le récit : l’immeuble Art Nouveau où se trouve son appartement, dont a disparu son épouse. Cet immeuble constitue un décor si extravagant en soi, de son architecture à ses finitions, sculptées ou peintes, qu’il agit comme une invitation à y cultiver aberrations baroques et fantasmes virulents. Le fantasme, voilà le passe-partout secret qui ouvre toutes les portes de l’édifice échafaudé par les deux cinéastes. Ils convoquent leurs fantasmes de cinéma, de Lynch – une séquence de cauchemar par visiophone interposé empruntée à Lost highway et réitérée jusqu’au vertige – à un autre duo, celui formé par Buñuel et Dali pour Un chien andalou.

Là ce sont les inoubliables motifs de l’œil et du rasoir qui sont repris, démultipliés sans fin, rendus omniprésents. Ils sont l’alpha et l’oméga de ce monde parallèle, explicitant le rattachement direct, et d’une grande cohérence, de L’étrange couleur… au début du XXe siècle. Dans un écrin Art Nouveau, le surréalisme nourrit les fantasmes de cinéma de Cattet et Forzani, tandis que leur intrigue sonde les fantasmes humains, de nature éminemment sexuelle, à l’instar de la psychanalyse formée elle aussi dans ces années 1900. Animé par des inspirations plastiques et sonores toujours éblouissantes et renversantes, le mouvement du film nous emmène naturellement, comme le courant d’une rivière, vers le subconscient où ces fantasmes sont enfouis ; un subconscient figuré de très belle manière par une « chambre blanche » d’où toute réalité consciente s’est, à juste titre, estompée. Après quoi, la touche finale apportée par l’ingénieux changement de titre nous laisse sur le pas d’une autre porte, entrouverte juste avant que les lumières ne se rallument : celle du subconscient que L’étrange couleur des larmes de ton corps pourrait bien posséder lui-même.

Aussi stylisés et hypnotiques que le film, le DVD et le Blu-Ray de L’étrange couleur des larmes de ton corps proposent comme suppléments quatre modules courts très réussis. Trois critiques de cinéma remontent le fil des influences nombreuses qui ont nourri le film de Cattet & Forzani, en suivant trois pistes différentes : l’Art Nouveau franco-belge, le giallo italien, et les formes diverses de transgressions physiques et graphiques inventées par les artistes japonais, au cinéma, dans le manga, en animation. Les trois exposés sont très instructifs, et jamais bourratifs. Le dernier bonus est le premier court-métrage du duo Cattet-Forzani, Catharsis ; fauché et fugace (trois minutes à peine) mais encapsulant déjà toutes leurs obsessions formelles et organiques, et déclenchant chez le spectateur le même malaise furieux et néanmoins ensorcelant. Rarement un film aussi court a eu un effet aussi puissant.

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