• Jackie Brown, de Quentin Tarantino (USA, 1997)

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Où ?

A la maison, en DVD zone 2

Quand ?

Début février

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Jackie Brown fait bande à part à l’intérieur de la filmographie de Quentin Tarantino (c’est aussi, encore à ce jour, mon film préféré de lui, mais c’est plus anecdotique). C’est son seul long-métrage à la troisième plutôt qu’à la première personne, où il narre les destins de héros qui existent à part entière, et ne sont pas le produit de projections fantasmées de lui-même ou de son surmoi cinéphile. Le fait que l’histoire de Jackie Brown soit issue d’un roman (Rum punch d’Elmore Leonard) et non d’une idée originale de Tarantino y est évidemment pour quelque chose. Mais rien ne garantissait pour autant que ce dernier allait se montrer si respectueux de l’œuvre d’origine et de ses protagonistes[1]. Volontiers exubérant et irrévérencieux lorsqu’il joue dans son bac à sable particulier, Tarantino prouve qu’il est tout à fait capable de troquer cette conduite contre une attitude plus posée lorsque son cadre de travail change et le requiert. De quoi le rendre doublement génial, donc.

Deux choses laissent une marque indélébile chez le spectateur qui a vu Jackie Brown. Ses protagonistes, d’une part, incroyablement charismatiques et émouvants, une combinaison qui tient du prodige. Et sa bande-son, collection de pépites soul et funk méconnues qui nous font le même effet qu’au personnage de Max Cherry (Robert Forster) : un coup de foudre immédiat, débouchant sur l’envie de ne plus écouter que ça, en permanence ; soul music–partout–toutletemps. Le charme opère dès le générique d’ouverture, rythmé – littéralement – par la complainte Across 110th Street de Bobby Womack. La caméra change de place, accélère et ralentit autour de Jackie Brown (Pam Grier) selon les variations et les ruptures de la chanson. Le résultat est en soi superbe, et il nous rend immédiatement subjugué par l’héroïne flamboyante des deux heures trente à venir, aussi amoureux d’elle que Tarantino l’est lui-même.

Jackie est un personnage de roman ou film noir moderne. Comme ses aînés de l’âge d’or du genre, elle est un pion maniable et sacrifiable à loisir sur l’échiquier des trafics parallèles et criminels en tous genres ; dans le cas présent un milk-shake d’armes, de drogue et de blanchiment d’argent mené de fausse main de maître par le poseur arrogant Ordell (Samuel L. Jackson dans un emploi décalé savoureux). Mais Jackie n’est pas seulement cela, un archétype condamné à suivre à la lettre les canons du genre noir et à ne pas exister au-delà. Elle affiche une personnalité vive, une sensibilité riche, un destin plus vaste que l’intrigue en jeu, avec un passé et un avenir. En cela, elle repousse également les bornes habituelles du cinéma de Tarantino, en étant son personnage le plus libre, le plus fort ; suffisamment fort pour déborder du cadre des aventures que le cinéaste a rêvé pour elle. Jackie entraîne dans son sillage deux autres protagonistes du récit, Max et le repris de justice Louis (Robert De Niro dans son dernier grand rôle de composition, avant de sombrer dans une interminable préretraite qui le voit s’auto-caricaturer film après film), eux aussi autonomes, eux aussi éléments perturbateurs inopinés dans la mécanique d’Ordell – eux aussi, avant tout, en passe de devenir vieux.

La vie les a usés à force de mauvais coups, ce qui leur confère une mélancolie feutrée en rupture avec les excès de vitesse et de boulimie constitutifs du cinéma éternellement adolescent de Tarantino (dont le mandataire serait ici Ordell, et son flot de paroles ininterrompu et alambiqué). Mais elle les a aussi endurcis, affranchis ; ils ne se sentent plus obligés de respecter les règles des autres mais considèrent avoir le droit de fixer celles qui leur siéent. Jackie échafaude un plan qui doit lui permettre de doubler à la fois Ordell et les agents du FBI, qui pensent tous pouvoir se servir d’elle pour coincer l’autre camp. Max accepte d’en être complice au mépris de l’éthique et de l’exigence de neutralité de son métier (bail bondsman, un tiers qui se porte garant pour les cautions des accusés remis en liberté provisoire). Quant à Louis, son rôle est secondaire et plus bouffon mais il fera preuve, dans la conduite de la mission confiée par Ordell, d’une indépendance tout aussi radicale vis-à-vis des instructions qui lui ont été données. Tarantino se prend manifestement de sympathie pour ces trois âmes en peine, devenues armes à double tranchant chez qui cohabitent fragilité intérieure et rudesse de surface. Pour deux d’entre elles, la reprise de Across 110th Street sur les derniers plans du film prendra une signification déchirante – et totalement nouvelle par rapport au générique de début. La chanson ne véhicule plus l’énergie du désespoir, elle vibre de la détresse affective forcée qui est l’horizon indépassable de l’existence d’êtres ainsi éreintés.

Relâchant quelque peu les rênes par rapport à ses autres films où tout jusqu’au moindre détail est sous son contrôle rapproché, Tarantino prend plaisir à orchestrer le télescopage entre ces électrons libres fuyants et son univers sous cloche. Le dénouement du film ne sera pas de son ressort, mais l’aboutissement de la succession des choix et des confrontations émaillant un récit limpide et d’une belle simplicité. Le cinéaste se cantonne au rôle de metteur en scène de ce ballet d’évitements, de volte-face, de coups de bluff ; de chorégraphe ayant pour seul but de donner à cette matière narrative la majesté et le panache qu’elle mérite. Nombreux et variés, les effets de manche dégainés par Tarantino ont tous en commun cette vocation à se mettre au service d’une idée, d’un suspense, d’un changement de direction de l’intrigue. Split screens, séquences rembobinées et revues en suivant les différents protagonistes, plans-séquence, jeux avec l’obscurité composent ce patchwork d’ascendance finalement très « Brian De Palmesque » – puisque virtuose, et passionnant dans son traitement de la question, fondamentale, du point de vue porté sur une scène au cinéma. Cet exercice est exécuté d’une manière tellement ludique, décontractée, et profitable au récit, que le ravissement qu’il provoque est total.

[1] Signalons tout de même que Tarantino a changé la couleur de peau du personnage principal afin de la faire interpréter par Pam Grier

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