• Gravity, de Alfonso Cuaron (USA, 2013)

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Mardi de la semaine dernière, en avant-première

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« Entre la nuit et l’aurore / Entre le royaume des vivants et des morts ». Ces paroles de la nouvelle chanson d’Arcade Fire, Reflektor, s’accordent parfaitement à Gravity. Le film prend place à quelques centaines de kilomètres au-dessus de nos têtes, dans cette zone de transition déjà hors des limites de l’atmosphère terrestre qui nous protège et nous permet de prospérer, mais n’appartenant pas encore au vide spatial formellement hostile et inaccessible à l’homme. À l’altitude considérée par Gravity la présence de notre espèce en orbite est encore réalisable, et même maintenable en continu comme l’ISS (la station spatiale internationale) en apporte la preuve. Cela reste bien sûr précaire, et la dramaturgie du récit repose presque intégralement sur la fragilité de cette situation pouvant être révoquée en une fraction de seconde – le temps qu’un débris vous percute, vous sépare de votre point d’attache et vous envoie à la dérive. Dans une légende mythologique, un espace tel que celui où se déroule Gravity prendrait le nom et la forme de limbes, séparant le monde des hommes de celui des monstres. C’est précisément dans ce cadre que s’inscrit Alfonso Cuaron. Car il confère à son film une plasticité étonnante, en y faisant cohabiter demain (les techniques de pointe qui ont permis que Gravity existe), hier (la technologie surannée, mais robuste, employée à bord des véhicules envoyés en orbite), et donc la nuit des temps.

Son histoire réactive fidèlement les motifs, et la logique, de ces fables immémoriales visant à décourager les habitants d’un Village de s’aventurer dans la nature environnante, loin de la sécurité garantie au sein de l’espace commun et domestiqué. L’échelle a simplement évolué en même temps que nous : l’étendue que s’est arrogée notre espèce couvre désormais toute la planète, ou presque, et le danger résiduel se trouve hors de l’atmosphère. Là-haut, dans ce lieu démesuré et mystique (on y croise même des fantômes), quand l’homme en perd le contrôle la technologie devient possédée par des forces sauvages qui la métamorphosent en terrifiants golems primitifs, mus par les Éléments. Le nuage de débris de satellites devient un agrégat de métal en furie, arme létale en déplacement perpétuel et que rien ne peut freiner ; et ce n’est pas un incendie mais un démon de feu que l’héroïne Ryan Stone doit affronter à bord de l’ISS. Stone elle-même va subir une évolution en accéléré au cours de son Odyssée où Pénélope a remplacé Ulysse, l’espace la Méditerranée, et les capsules spatiales les bateaux. Gravity est ponctué de deux scènes de renaissance (dont une « à l’envers », il n’y a pas vraiment d’autre façon de le dire), magnifiques dans leur iconographie, et qui agissent comme des points de bascule du personnage d’un état à un autre. À son entrée dans l’ISS, Stone se transforme en une héroïne de manga d’action, par son aspect et sa fougue retrouvée à se battre contre l’adversité, aussi démesurée soit-elle. Puis le dernier plan, lors duquel le titre prend soudain tout son sens, verra en elle un être plus exceptionnel encore, une demi-déesse devant laquelle Cuaron nous fait nous incliner.

On a parlé d’échelle, et c’est là une autre chose que Cuaron rend tout à fait malléable dans Gravity. La mise en scène nous déplace sans cesse d’un extrême à l’autre, de l’immensité du vide spatial à l’isolement des deux protagonistes survivants de l’accident initial, Stone et Matt Kowalski. Les deux monumentaux plans-séquences qui ouvrent Gravity – dont les deux premiers teasers du film sont respectivement extraits –, morceaux de bravoure dans le prolongement de ce que Cuaron avait déjà pu accomplir dans Les fils de l’homme, établissent cette règle d’une caméra souveraine, panoptique (pour emprunter le qualificatif trouvé par les Cahiers du cinéma, que je trouve idéal). Celle-ci, à l’opposé de l’impuissance des personnages, peut adopter n’importe quel point de vue et se déplacer partout dans l’espace autour d’eux. Et si elle s’interdit de s’intéresser à d’autres âmes, c’est uniquement par souci d’efficacité dramatique. Le destin des autres astronautes en orbite au moment de la catastrophe (qui, pour ceux qui seraient curieux, répond au nom de syndrome de Kessler), et les répercussions de celle-ci à la surface de la Terre, sont maintenus juste derrière la barrière du hors-champ afin de laisser notre imagination cavaler sur la base des miettes que l’on nous donne.

Cuaron se prive d’un film d’horreur global potentiellement colossal, pour se focaliser sur le récit d’une terreur individuelle. L’apocalypse et la lutte désespérée pour la survie s’y concentrent sur un seul être, avec qui notre relation est exclusive. Le cinéaste rend cette connexion encore plus intense en menant son survival selon les méthodes du jeu vidéo plus que du cinéma. Car Gravity fonctionne exactement à la manière d’un jeu, dont Cuaron tient les commandes. Diriger son corps et son regard, sauter, s’agripper, récupérer les objets autour de soi et les utiliser sont autant d’actions possibles au moyen desquelles il va faire franchir à Stone les épreuves de chacune des cinq zones à traverser. Mais un autre bouton voit son utilité dirigée vers nous, en ayant pour fonction de maximiser notre implication dans l’aventure, de passer outre notre condition passive de spectateur face à l’écran – la commande de changement de point de vue. Dans Gravity la caméra toute-puissante de Cuaron bascule à l’envi, et avec une formidable fluidité, entre les deux angles de vue de base du jeu vidéo depuis qu’il est passé en trois dimensions : vue à la troisième personne (derrière le personnage, légèrement en surplomb) et vue subjective, à la première personne.

Par ce levier, et l’utilisation parfaite qu’il en fait, Cuaron accomplit avec Gravity la synthèse jeu-film, ou film-jeu (c’est comme schtroumpf-vert et vert-schtroumpf), après laquelle nombre de créateurs œuvrant dans l’un et l’autre de ces arts courent depuis tant de temps. Il nous offre la réunion de l’immersion du jeu vidéo et du spectaculaire du cinéma, grâce aux orientations de la mise en scène autant qu’à la technologie sur laquelle elle s’appuie. Le cinéma de l’ère du numérique, des images de synthèse franchit ici un nouveau palier, de taille – parce qu’il est mis entre les mains de quelqu’un qui a les idées claires sur ce qu’il souhaite en faire, et qui a le talent à mettre en face de ses ambitions. Avec ses scènes d’explosions (surtout celle de l’ISS, extraordinaire), Gravity s’installe en haut de la courte liste des films où la 3D n’est pas un gadget. Et de façon générale, c’est tout ce qui est le produit non plus de la réalité mais d’un processeur d’ordinateur qui est ici transfiguré, pour aboutir à la formation d’un nouvel entre-deux-mondes inclassable et merveilleux. Alfonso Cuaron complète ainsi les paroles « Entre la nuit et l’aurore, Entre le royaume des vivants et des morts » par les siennes : « Entre la terre ferme et le vide, Entre le réel et le virtuel ».

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