• Gasland, de Josh Fox (USA, 2010)

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Où ?

A la maison, en DVD zone 1 (le film passe également actuellement dans quelques salles françaises ; à Paris, au Reflet Médicis)

Quand ?

Dimanche soir

Avec qui ?

MaFemme

Et alors ?

Cela ne rendra pas leur vie normale, d’avant le gaz de schiste, aux dizaines de personnes broyées par les pratiques de cette industrie rencontrées par Josh Fox au cours de son enquête ; mais l’enregistrement, la compilation et la diffusion massive de leurs tourments a assurément contribué à l’interruption dans l’œuf, ces jours-ci, du même cycle infernal en France où il était sur le point de s’enclencher avec le forage des premiers puits de prospection. C’est une bonne chose, évidemment, mais l’étendue effarante des dégâts causés aux USA depuis six ans (et sans cessation envisageable à court terme) interdit de jubiler. Parce qu’il est déjà trop tard pour trop de gens. Et parce que Gasland est, parmi les nombreux exemples documentaires récents au cinéma ou à la télévision, la preuve la plus douloureuse que le capitalisme contemporain, hydre aux multiples têtes, est l’assurance de voir s’imposer les mauvaises réponses aux bonnes questions.

Pendant la décadence – toute temporaire et relative – du versant financier du capitalisme, les affaires tournaient de plus belle dans le domaine de l’énergie. La folie américaine du gaz de schiste a démarré en 2005 avec le coup de pouce totalement fortuit (rien à voir avec la double casquette de Dick Cheaney, Vice-président de George W. Bush et PDG d’Halliburton, l’entreprise qui détient le quasi-monopole sur les techniques d’extraction du dit gaz) du gouvernement américain à cette promesse d’une énergie « propre », locale, disponible en grandes quantités. Ce fut trois fois rien : l’exonération totale, pour l’ensemble des sociétés pétrolières et gazières, des exigences sanitaires et environnementales imposées normalement par le cadre législatif. Vraiment, trois fois rien ; cela concerne une poignée de textes traitant de la qualité de l’eau potable, de l’obligation de publier une liste exhaustive des produits chimiques utilisés et reversés dans l’air, de la préservation de l’environnement, de la soumission aux contrôles des administrations environnementales publiques, du traitement des déchets… Et ainsi, d’un simple trait de plume, Bush a fait faire aux USA un bon d’un siècle en arrière, pour le ramener aux temps de l’exploitation sauvage des premiers champs de pétrole découverts dans le pays. Ce que Fox découvre comté après comté et État après État est une industrie totalement incohérente, qui redéfinit un nouveau standard pour la notion de dérégulation. Partout, n’importe où, au petit bonheur la chance, des puits (tous différents dans leur édification et leur fonctionnement), des raffineries, des cuves de stockage, des réservoirs d’eaux polluées.

C’est là qu’est évidemment le hic, celui qui gâche le tableau idyllique de cette nouvelle ruée vers l’or énergétique : la pollution. Massive, hégémonique, destructrice, et d’autant plus critique qu’un petit détail a changé entre le début du 20è siècle et le début du 21è – la présence de populations humaines sur toutes ces terres autrefois vierges. Dans ces conditions, vouloir refaire le monde de There will be blood aujourd’hui revient à instaurer aux USA la loi de la jungle que l’on se plait à critiquer vertement chez le concurrent chinois, pour rappeler qu’il nous est soi-disant inférieur sur le plan des « valeurs », de la « civilisation ». Mais l’Amérique qui défile devant la caméra de Fox, celle des pauvres d’habitude invisibles et délaissés, est bel et bien victime du même choix cruel que la Chine des campagnes et des mises de charbon : leur vie vaut moins que la promesse d’une énergie bon marché et locale. Au sens sanitaire, évidemment, les nappes phréatiques de même que l’air ambiant étant contaminés dans des proportions inimaginables et les cas de cancers et de déficiences physiologiques (perte d’un sens, migraines permanentes…) se propageant tels des épidémies. De ce point de vue, le gaz de schiste semble presque plus fictionnel que réel. Il combine les effets destructeurs du nucléaire, et de l’agriculture intensive et ses pesticides – pollution en profondeur des corps, et des sols – mais sur des échelles ridiculement réduites. Il a fallu un demi-siècle pour que commencent à se révéler les méfaits des pesticides, une poignée d’années à l’exploitation du gaz de schiste pour ravager des villages entiers ; les risques sanitaires liés au nucléaire relèvent de l’exception, de l’accident, ceux de l’exploitation du gaz de schiste se concrétisent à chaque forage.

La vie de ces gens est également dépréciée au sens de leur valeur en tant que citoyens. La terre sur laquelle ils habitent et travaillent est du jour au lendemain confisquée par des intérêts privés n’ayant à leur égard ni respect ni obligations. Là aussi, on se croit devant une œuvre de fiction, de S-F paranoïaque et de mauvais augure… C’est pourtant bien dans les Etats-Unis réels que l’industrie du gaz de schiste détruit, avec la même imperturbabilité, des vies humaines et les bases d’une société démocratique, égalitaire, protectrice. Il suffit à Fox de se rendre dans n’importe quel endroit du pays où se trouve un gisement de gaz en cours d’exploitation pour recueillir des dizaines de témoignages de membres de cette nouvelle caste d’intouchables privés de la plupart de leurs droits fondamentaux, caste que moins de cinq années auront suffi à constituer. La détresse qui exsude du moindre de ces témoignages, et leur accumulation sans fin, confèrent à Gasland une violence humaine inouïe et que le réalisateur n’avait certainement pas anticipée au moment de démarrer son enquête. La complète ingénuité initiale de Fox vis-à-vis de son sujet explosif joue pour beaucoup dans la puissance de son film : il s’est pris en pleine figure chaque révélation scandaleuse, chaque malheur individuel tapi dans le hors champ du mythe du « clean natural gas ». Il peut dès lors retranscrire sincèrement et exactement ces impacts qu’il a ressentis lui-même. Gasland concrétise ainsi l’idéal d’un documentaire citoyen, traitant d’égal à égal avec le spectateur. Mais, bizarrement, on a du mal à s’en réjouir.

Nota : la version réduite de moitié (pour quelle raison ? mystère) diffusée par Canal+ est une quasi trahison de l’esprit originel de l’œuvre de Josh Fox. Telle une entreprise taillant dans ses dépenses à coups de plans de licenciements, la chaîne est passée de 1h45 de film à 50 minutes en sacrifiant majoritairement l’aspect humain du documentaire. Gasland n’est alors plus le récit de vies détruites, c’est un dossier à charge certes toujours valide sur les faits mais largement désincarné dans l’âme.

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