• Essential killing, de Jerzy Skolimowski (Pologne-Norvège-Irlande-Hongrie, 2010)

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Où ?

Au club de l’étoile, en projection de presse

Quand ?

Au mois de février

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Nos ennemis préférés les talibans jouissent1, de par ce statut, d’une exposition de choix au sein du cinéma occidental contemporain. En termes de quantité, car la qualité du traitement est rarement au rendez-vous. L’immense majorité des films les réduisent à des automates déroulant leur programme d’adversaires bestiaux, gesticulant et hurlant au fin fond de leurs déserts de cailloux (dernier exemple traité sur ce blog : Brothers). Et quand il s’agit de traiter le sujet des exactions commises par le camp qui leur est opposé, cela passe par le destin d’innocents qui se retrouvent détenus injustement (The road to Guantanamo). Une première brèche a été percée dans cette jurisprudence de refuser aux talibans le statut de personnages par We are four lions, mais celle-ci se prémunissait encore de certaines barrières : le passage par la comédie, le fait d’avoir pour protagonistes des anglais convertis. Essential killing, du cinéaste vétéran Jerzy Skolimowski (qui a signé en 1962 le scénario du Couteau dans l’eau de Polanski, en même temps qu’il faisait ses propres premiers pas dans la réalisation), n’a que faire de telles précautions. Son attaque est frontale, déterminée.Le personnage principal du film, Mohammed, est un combattant taliban afghan. Cela n’est jamais dit explicitement – précisément pour ne pas l’enfermer dans cette case étriquée prévue spécialement pour lui par notre cinéma – mais les preuves indirectes ne laissent aucune place au doute. Son environnement (une contrée aride et dévorée par le Soleil, puis les différentes strates du système carcéral géré par l’armée américaine, dans lequel les détenus sont habillés d’orange fluo et torturés et duquel il s’évadera), ses actes (il surgit dans le récit en tuant au lance-roquettes un soldat et deux contractors américains), les bribes de son passé révélées en flashbacks2 (une ville du Moyen-Orient, une femme voilée, une école coranique) composent ce portrait en creux. En surplomb duquel l’image première que le film donne de Mohammed est bel et bien celle d’un héros tragique de récit d’aventures : les épreuves qu’il traverse sont traitées sous l’angle de sa souffrance, ses poursuivants sont regardés comme une menace. Le point de vue de Skolimowski n’est pas pour autant empathique. Il est d’une sécheresse et d’une rudesse incompressibles, s’en tenant à rappeler qu’un taliban fugitif est tout autant passible d’être traqué tel une bête par les belligérants de l’autre camp, qu’un occidental le serait dans le contexte inverse.

Si Mohammed est un héros de fait, il n’est donc certainement pas un héros de cœur. Il est la proie, mais pas une victime. Essential killing parvient à opérer cette distinction grâce à la grande intelligence de Skolimowski, qui sait se retenir de franchir deux lignes jaunes. Celle de l’incommunicabilité : jamais le cinéaste ne se pense en mesure de saisir les motivations, les émotions qui habitent son personnage. La décision de réaliser une œuvre essentiellement mutique (en l’absence de compatriote, Mohammed ne prononce pas une parole de tout le film, ce qui laisse entendre qu’il ne comprend ni ne parle l’anglais ; quant à ses chasseurs, les rares phrases qu’ils échangent sont uniquement utilitaires) est sur ce point la meilleure qu’il était possible de prendre. L’autre erreur aurait été celle de la justification. Skolimowski ne concède aucun droit à la violence à Mohammed, ni ne l’absout pour les crimes qu’il commet afin d’assurer sa survie. Il prend acte, avec répugnance et fatalité, de cet état de fait ; mais surtout il s’emploie à chaque fois, sans se lasser ou s’accoutumer, à mettre en évidence l’atrocité de ces flambées sanglantes et la perte irrévocable qu’elles occasionnent. Essential killing dépeint, sans pour autant se résigner à l’accepter faute d’autre chose, un monde saturé par la violence et par la guerre, où rien d’autre ne peut germer, où l’homme se voit dès lors inexorablement repoussé vers l’état sauvage. Sa forme très travaillée concourt grandement à l’expression de ce jugement funeste. La bande-son remplit le vide laissé par l’absence de dialogues par un savant assemblage de sons menaçants, tandis que l’image sert de cadre à d’impressionnants tableaux dont chaque élément, de l’immensité surhumaine des décors à la succession des tenues monochromes de Mohammed, participe à l’élaboration d’un symbolisme pictural saisissant.

Lorsqu’à l’approche de sa conclusion le récit voit son fragile équilibre chanceler, en raison d’un début de dérive vers l’exagération (les termites, la rencontre avec une femme et son bébé), pointe la question de savoir si Essential killing possède une dimension supplémentaire ; une finalité narrative, une quête de fond venant en soutien de cette admonestation de surface. Là encore, aucune réponse n’est donnée in extenso dans le film. L’hypothèse d’une provocation simple, physiquement impressionnante mais conceptuellement limitée, d’une performance pour la performance, reste dès lors concevable. Mais après réflexion, il me semble qu’Essential killing possède effectivement cette profondeur, un sens – qui serait biblique, ou plus exactement hérétique. Ce qu’il donne à voir, à travers le parcours de Mohammed, c’est la possibilité d’un nouveau chemin de croix (on y retrouve jusqu’à la résurrection, et une seconde mort plus apaisée que la première), mais autrement plus violent et surtout prenant pour martyr un soldat de l’armée opposée à celle se réclamant de la chrétienté. En plus d’égaliser les règles de leur examen extérieur (puisque tout le monde est traité à la même enseigne par sa caméra), Skolimowski brouille les valeurs fondamentales proclamées des deux camps, autant dire une partie des données de fond du conflit. Son film est donc le produit d’un geste total, véritablement en rupture avec les automatismes et dogmes des combattants, mais aussi des images normées que l’on nous donne d’eux. Ainsi considéré, Essential killing relève toujours d’une volonté de provoquer ; mais c’est alors une provocation d’une grande acuité, et donc d’une valeur et d’une portée toutes autres.

1 Les mots « talibans » et « jouissent » accolés : oxymore ?

2 Ratés, au demeurant, car n’évitant justement pas l’écueil des clichés

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