• Enemy, de Denis Villeneuve (Canada-Espagne, 2013)

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Où ?

Au Max Linder Panorama

Quand ?

Mardi soir, à 20h

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Les génies du cinéma moderne, celui du deuxième degré, portent bien malgré eux une lourde responsabilité : l’apparition dans leur sillage d’une cohorte de suiveurs opportunistes, bien moins talentueux, et surtout n’ayant rien compris à la finalité de leur pratique du cinéma. C’est la fable du sage qui montre la Lune et de l’imbécile qui regarde le doigt. Quand Tarantino ou les Coen mettent le polar et le western sens dessus dessous, qu’ils placardent la violence et les références au premier plan, c’est pour eux un nouveau moyen de faire ce que les grands films font depuis toujours – raconter des histoires, sublimer les aventures et les destins de personnages ainsi rendus inoubliables. Pour leurs disciples non-désirés et indésirables, cette nouvelle forme est prise pour une fin en soi, le contenu est ignoré et l’intérêt disparaît avec. Ce filon s’est tari ces derniers temps, mais celui des films sibyllins / mentaux / à twist, né des œuvres de Shyamalan et Lynch, est plus actif que jamais. Les petits malins qui se croient grands et intelligents se bousculent pour exhiber leurs labyrinthes, mystères, variations sur les thèmes de la double personnalité ou du rêve, et autres gadgets qui appellent une autre fable, celle du scorpion (les gadgets) et de la grenouille (le film qui meurt par la faute des premiers, qu’il avait accepté de porter).

Enemy est un cas modèle de scorpion. L’obsession de son réalisateur Denis Villeneuve à proposer un puzzle sophistiqué (il s’en vante en interview, accompagné dans cette voie par la promo du film qui parle de « piège ») s’accomplit au détriment de tout ce qu’il pourrait y avoir de vrai, d’humain dans le récit. Le point de départ de celui-ci, la coexistence de deux versions physiquement identiques du même individu, n’est plus ouvert – « que se passe-t-il à partir de là ? » – mais refermé sur lui-même – « quelle est la solution à cette énigme ? ». Le roman de José Saramago à l’origine du film choisissait la première option, celle qui conduit vers l’art. Villeneuve désavoue donc ostensiblement l’œuvre qu’il se targue d’adapter. Pourtant, quand il s’en tient à la fonction d’intermédiaire, qui présente à l’écran les idées d’un autre, Villeneuve fait plutôt du bon travail. Comme son précédent film Prisoners, Enemy est alors solide bien qu’un peu lourd. Mais à la différence de Prisoners, Enemy ne contraint pas son réalisateur à travailler dans un cadre borné (celui de l’industrie hollywoodienne, avec son exigence de l’efficacité avant tout). Il a toute latitude pour avancer ses propres pions, imposer ses vues même si elles dégradent le film.

Tout ce que Villeneuve intègre à Enemy est mauvais – l’épouvantable scène d’ouverture dans le strip-club, le symbolisme à base d’araignées. Tant que ces ajouts semblent devoir rester anecdotiques, on les supporte ; mais quand le dernier plan renverse grossièrement la donne, clamant que ce que l’on vient de voir n’est rien d’autre qu’un film à twist dont la clé se trouve précisément dans ces moments embarrassants, Enemy s’effondre d’un coup sur lui-même. [Et à partir de maintenant, je spoile]. Si tout n’existe que dans la tête du héros, lequel n’a jamais eu de sosie, la trahison est double (sans jeu de mots) : envers l’imagination du livre de base, remplacée par un artifice de cinéma qui commence vraiment à sentir le moisi ; et envers la matière et les personnages du récit, vidés de sens puisque privés de réalité. Pour ne rien arranger, ce sacrifice des questions ouvertes sert à mettre à la place une solution fermée, médiocre – l’homme pantin de ses pulsions, merci d’enfoncer des portes ouvertes – et assénée avec une pesanteur qui devient pour le coup démesurée. L’homme est son propre enemy, son dictateur (d’où le long laïus initial sur le totalitarisme), l’araignée est symbole de la culpabilité, le personnage de la mère ne sert qu’à distiller des indices… tout devient rattaché de force à la mauvaise idée centrale, sans liberté. Villeneuve a voulu faire son Mulholland Drive, il se rate lourdement. Pourtant, à cinq minutes du terme du film, la conclusion du livre – les deux doubles échangent leurs places, ce qui arrange les choses – est là, et elle était autrement plus belle.

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