• Démineurs, de Kathryn Bigelow (USA, 2008)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

 

Quand ?

Lundi après-midi, pendant mon rétablissement de gastro-entérite

 

Avec qui ?

Seul, dans une salle étonnamment pleine pour la séance de 16h45 (tout le monde avait été malade le week-end ?)

 

Et alors ?

 

Un mot de l’interview donnée par Kathryn Bigelow aux Cahiers du Cinéma mérite tout particulièrement que l’on s’arrête dessus : il était dans son idée et dans ses motivations de faire du
personnage central de son film, James, un « héros ». Cette volonté place avant même le premier coup de manivelle Démineurs à l’écart de l’ensemble des autres
films américains ayant pris comme théâtre des opérations les guerres actuelles engagées par ce pays. Qu’il s’agisse du seul bon (Redacted) ou des mauvais (Dans la vallée d’Elah, Lions et agneaux), tous embrassaient en effet l’opinion aussi
simple que radicale que cette guerre était foncièrement mauvaise, car engagée pour de mauvaises raisons et par de mauvaises personnes. Bigelow peut se permettre d’échapper à cette chape
moralisante, juste mais envahissante, grâce à la fonction occupée par son héros dans le conflit. Chargé du désamorçage des IED, ces engins explosifs artisanaux cachés par la guérilla irakienne un
peu partout sur le chemin des soldats américains, sous des tas de gravats ou dans des coffres de voitures, James n’a pas pour mission de tuer ou de traquer les « terroristes jusque dans les
chiottes », mais d’empêcher que des vies soient effacées arbitrairement.

 

Ce choix d’une neutralité certaine à tous les niveaux décharge donc Démineurs de tout ce qui particularise ce conflit – les mercenaires de Blackwater, les contrats d’Halliburton,
la zone verte, les accrocs confessionnels et culturels… La même Bigelow qui avait su surcharger de balises contextuelles un thriller d’anticipation comme le mésestimé Strange days
réussit ici la gageure inverse, en ne conservant devant sa caméra qu’un trio de soldats, leur environnement immédiat (le matériel, le Hummer, les baraquements) et leur secteur géographique
d’intervention, rues interchangeables et désert sans fin. En soi, c’est déjà là un superbe accomplissement de cinéma. Bigelow réactive de la sorte la fibre humaniste des films de genre de la
période classique d’Hollywood, d’avant la prise de conscience politique et polémique des années 70. Qu’il s’agisse de films de guerre ou de westerns, l’arrière-plan réaliste voire historique du
scénario n’était alors qu’un prétexte, un support sur lequel dérouler une histoire à échelle humaine se présentant la plupart du temps sous la forme d’un cas de conscience à démêler.
Démineurs revient à cela, et l’on peut voir dans un plan, où James porte dans ses bras le cadavre d’un enfant irakien de la même manière et avec le même trouble que John Wayne
portant sa nièce devenue comanche dans La prisonnière du désert, le symbole visuel de cette filiation intellectuelle.

Un autre lien avec ce film de John Ford (et d’autres) est le constat amer fait par Bigelow quant à ce que cela coûte d’être un tel héros. James vit dans une solitude émotionnelle extrême, séparé
des autres par une barrière érigée autant par les autres qui lui laissent volontiers toute la charge du « sale boulot » que par lui-même, qui se jette corps et âme dans sa mission et en
retire un plaisir que rien d’autre ne peut égaler – même l’autre mission d’être mari et père d’un bébé, comme le montre avec une bluffante économie de moyens un court montage de scènes back
home
en fin de parcours. Ce qui distingue James est que le monde dans lequel il vit n’a plus tout à fait la cruauté intraitable des univers de western ; des soupapes de sécurité
existent pour permettre aux héros modernes tels que James de mener une existence un peu moins héroïque et un peu plus rationnelle. Sauf que James n’a que faire du rationnel, n’ayant d’yeux que
pour ses shoots d’adrénaline. Démineurs est donc en surface un film de guerre, mais en creux s’y niche un film d’addiction. Addiction au danger et à la toute-puissance car, s’il est celui qui est sûr de n’avoir aucune chance d’en réchapper si la bombe explose, le démineur porte aussi dans ses gestes l’espoir de
tous de sauver les meubles, d’empêcher le drame.

Comme toute œuvre, cinématographique ou autre, traitant d’un personnage drogué, Démineurs adopte une structure foncièrement circulaire et répétitive, son héros ne cherchant jamais
rien d’autre que la satisfaction de son besoin. Dans la première partie, James est dépeint comme un drogué trouvant régulièrement sa dose – plusieurs séquences successives de désamorçages. Dans
la seconde moitié, on voit la ruine de sa personne lorsque l’état de manque vient à se prolonger ; il faut alors trouver des palliatifs à l’efficacité improbable, sous la forme d’expéditions
punitives n’ayant plus rien à voir avec le déminage, menées secrètement, de sa propre autorité et au mépris des règlements en vigueur dans des zones de Bagdad franchement inhospitalières pour un
soldat de l’armée américaine. Ce deuxième acte est forcément plus déceptif que le premier : Bigelow nous y fait suivre un héros sans légitimité, sans objectif et logiquement sans réussite.
Frustrantes sur l’instant, ces scènes sont cependant vitales pour la bonne constitution éthique de Démineurs – car ne nous montrer James que dans ses moments de gloire ferait
rejaillir une grande partir de l’ambiguïté du personnage sur le film lui-même.

Mais il est bien certain que cinématographiquement, c’est dans sa première heure que Démineurs brille de mille feux. Bigelow y fait étalage de son talent immense de réalisatrice
surdouée de films d’action, lequel talent repose essentiellement sur un don : celui de savoir discerner, puis exacerber, le rôle que peut jouer chaque élément d’une scène dans le suspense
qui va s’y déployer. Ce peut être une couleur dominante, une disposition urbaine particulière, le scaphandre de bibendum que doit revêtir le démineur avant chaque opération ou bien encore des
objets en soi tout à fait anodins avant d’être recyclés par les rebelles invisibles comme composants de bombes. A toutes ces choses Bigelow assure une place de choix, les extrayant du décor vers
le premier plan. Là, elles se retrouvent placées au service actif de l’idée forte et limpide qui alimente toute la partie « action » de Démineurs ; qui est que
des contraintes aux finalités en passant par le mode opératoire, tout dans le travail du démineur concourt à le transporter dans un espace-temps à part, déconnecté du notre, et dans lequel même
les garanties morales deviennent floues. Par le retardement et l’incertitude liés à son explosion, la bombe déforme en effet tout ce qui l’entoure – tant qu’elle est une menace, chaque
spectateur est un complice potentiel, mais une fois la menace écartée toute culpabilité s’évanouit simultanément. La mise en scène de Kathryn Bigelow joue le rôle du passeur éclairé qui se charge
de nous amener dans cette réalité alternative, et de nous faire expérimenter la tension particulière qui y règne.

Elle en fait autant lors d’une séquence sans bombes mais avec snipers, une merveille de western moderne parasitée par aucune surexcitation déplacée. Le duel dans l’étuve du désert, à deux
kilomètres de distance, entre deux paires de tireur et assistant n’est fait que de cette anxiété laconique naissant de la conscience que la mort peut être très simplement infligée par (ou à) une
forme que l’on distingue à peine, même dans la lunette du fusil. Le plan choisi par la cinéaste pour accompagner la victoire d’un des deux tueurs – la retombée à terre de la douille de sa balle,
laissant l’impact fatal hors champ – est le plus beau et le plus intelligent d’un long-métrage qui ne manque d’aucun des deux.

2 réponses à “Démineurs, de Kathryn Bigelow (USA, 2008)”

  1. lucie dit :

    Votre blog est très riche, et les liens m’intéressent, je vais revenir le voir tout à l’heure, car j’ai des choses à faire! merci pour tous ce partage, à bientôt lucye

  2. Laurent dit :

    Superbe critique d’un film qui ne laisse pas indifférent ! Je n’avais pas, lors de la séance ciné, fait le rapporchement avec le statut du héros chez John Ford. Mais, après avoir lu ces lignes, le
    parallèle me semble crever les yeux.