• Week-end de doubles (1/2) : William Friedkin (Bug, Cruising) et Johnnie To (Fulltime killer, Mad detective)

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Où ?
A la maison, en DVD zone 2 (Bug, Fulltime killer), et au cinéma (Cruising à l’Action Christine où il est ressorti en
copie neuve, Mad detective au Reflet Médicis)

 


Quand ?

 

Ce week-end

 


Avec qui ?

Seul pour les Friedkin et Mad detective, accompagné de mon frère pour Fulltime killer

 


Et alors ?

 

En marge du cycle Johnnie To à la Cinémathèque française, que j’ai prolongé avec
Fulltime killer et Mad detective (sur lesquels je reviens ici), je me suis fait pour moi-même un mini-cycle William Friedkin en profitant de circonstances favorables : la ressortie en copie neuve de Cruising,
starring Al Pacino, et l’arrivée en DVD zone 2 de Bug, son dernier long-métrage en date.

 

William Friedkin est un cinéaste largement méconnu, alors même qu’il a réalisé un des plus beaux doublés de l’histoire du 7è art : à un an d’intervalle, French
connection
et L’exorciste ont obtenu un immense succès commercial, des nominations aux Oscars (avec les récompenses du meilleur film et du meilleur
réalisateur remportées par le 1er), et une renommée éternelle. Mais Friedkin n’a jamais cherché à capitaliser sur ces triomphes, préférant tourner de manière sporadique (6 films en 17 ans) des
projets moins accessibles et plus ambigus moralement comme Police fédérale L.A. ou Cruising, dont je reparle plus bas. Les années 90 et 2000
sont ensuite une véritable traversée du désert pour le cinéaste, qui cachetonne misérablement sur des grosses productions putassières (Jade, L’enfer du
devoir
). Et soudain, ressurgi de nulle part, il signe en 2006 avec Bug tout simplement sa meilleure œuvre. La pièce de théâtre qui est à l’origine du film
se révèle un terrain parfait pour l’épanouissement des obsessions thématiques de Friedkin (en 2 mots : le Mal, la folie), souvent traitées de façon trop borderline même pour les films du
genre policier ou horrifique.

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Parmi les bonus du DVD de Bug, une interview permet de mieux cerner le personnage, réalisateur passionné jusqu’à l’obsession (au point de parvenir parfois à se détacher
complètement de l’aspect commercial) par le cinéma en tant qu’art vivant, évolutif, multiple. En dehors de Friedkin, ils sont peu à l’être à ce point : aux USA, Scorsese, De Palma, Fincher.
L’entretien avec Friedkin tourne ainsi au cours magistral de cinéphilie. On y parle choix du sujet, rapports entre réalisateur et producteur, montage, support (pellicule ou numérique), contrôle
de la distribution d’un film (avec en prime un récit passionnant de la sortie en salles de L’exorciste et les exigences de Friedkin en termes de rendu visuel et sonore),
en comparant le passé – révolu – et l’avenir – probable – du cinéma mais sans jamais ringardiser le premier ni diaboliser le second. En plus de ces considérations générales, Friedkin lève un pan
du mystère de sa carrière erratique lorsqu’il disserte sur le choix qu’a un réalisateur d’aller ou non à la rencontre des attentes du public. Il l’a fait au début des années 70 (avec succès) puis
dans les années 90 (piteusement), se réservant le reste du temps le droit de filmer ce qui lui chante.

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Moins définitifs, les autres suppléments n’en présentent pas moins un intérêt certain. La courte featurette dure juste ce qu’il faut pour glisser quelques mots sur la genèse du projet, le
processus d’adaptation du théâtre au cinéma et la relation entre le cinéaste et ses acteurs. Le commentaire audio du film par Friedkin est souvent frustrant car il tourne à la paraphrase
améliorée de ce qui se passe à l’écran (mécanismes du scénario, psychologie des personnages) et parle trop peu de mise en scène. Mais à mesure que le film progresse dans la démesure, Friedkin
devient plus disert…

 

Mais reprenons du début. Bug est l’histoire de 4 personnages, dans un trou paumé au fin fond de l’Oklahoma – et donc des USA. Au cœur du récit, on trouve Agnes (Ashley
Judd), serveuse dans un bar et qui vit seule, assez misérablement dans sa chambre de motel louée à l’année ; et Peter (Michael Shannon), qui débarque un jour dans sa vie avec aucun autre
bagage qu’une phobie aigue des insectes doublée d’une paranoïa anti-gouvernement. Interviennent également R.C. (Lynn Collins), la collègue lesbienne et meilleure amie de Agnes, et Jerry (Harry
Connick Jr.), son ex-mari tout juste sorti de prison. La 1ère demi-heure de Bug est un concentré anxiogène de la misère humaine banale, saisi sans filtre par la caméra
de Friedkin : boulot de merde, désert sentimental, perspectives d’avenir nulles, et pour couronner le tout un drame horrible comme la perte d’un enfant.

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Dans ces scènes qui regardent sans détour l’abîme de la déchéance sociale et émotionnelle, Friedkin met en place le principe de mise en scène de son film, qu’il décrit succinctement dans le
commentaire audio. Le contexte théâtral du récit, son artificialité (décor unique, découpage en actes) sont détournés pour devenir les bases d’une observation omnisciente, comme « au
microscope »
de Agnes et Peter – l’exigüité de la chambre de motel, les murs, plafonds et autres encadrements de porte toujours présents dans le cadre servant de lamelle. Ce que décrit
en détail l’observation Bug, c’est le besoin de chacun de trouver une échappatoire à sa détresse quotidienne quand celle-ci devient trop insoutenable. Laissée en retrait
par les succès sur la fatalité de R.C., qui obtient avec sa compagne la garde de leur enfant, et de Jerry qui se complaît dans son rôle de hors-la-loi, Agnes a comme seule échappatoire à son
impasse la folie autodestructrice de Peter, qu’elle accepte vite de partager. Friedkin ne se moque pas d’eux, ni ne les confronte cruellement à la réalité. Il se contente d’observer leur avancée
commune. Dans un décor qui devient progressivement chimérique (d’abord envahi de papier tue-mouches, puis entièrement recouvert d’aluminium et plongé dans une lumière bleutée de station spatiale
à la dérive), leur paranoïa fondatrice et jamais mise en défaut donne dès lors naissance à un amour baroque mais sincère.

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Le jusqu’au-boutisme, l’hystérie qui s’emparent du couple dans la dernière partie – filmés toujours avec le même calme, la même neutralité qui deviennent hypnotiques – posent la question que le
réalisateur explicite dans son commentaire : où commence le cauchemar et où finit le réel ? Et d’ailleurs, y a-t-il quoique ce soit de tout cela qui ait été réel ? Sans prévenir, Friedkin
réactive dans Bug le mensonge fondateur du cinéma, cette incertitude entre l’illusion et la vérité qui peut devenir enivrante ou terrifiante. En l’appliquant de manière
extrêmement pure, il donne à ce croisement inspiré entre cinéma et théâtre une étendue de possibilités inouïe, à l’image des multiples interprétations possibles du titre (quasiment tous les sens
du mot bug peuvent s’appliquer au film). Film d’amour absolu, drame aux ressorts intemporels, chronique d’une société (la paranoïa rampante des USA sous Bush)…
Bug est le 2001, l’odyssée de l’espace de Friedkin : le monde, l’art tout entiers contenus dans une chambre.

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Et Cruising, alors ? Voilà une œuvre que l’on commence seulement à redécouvrir (pour preuve cette ressortie presque 30 ans après sa réalisation) après avoir été
longtemps dépréciée, en raison des polémiques violentes qu’elle avait provoquées à l’époque. Il pouvait difficilement en être autrement, tant Cruising semble fait pour
choquer : 25 ans avant le français Irréversible, Friedkin plongeait déjà un héros normal (comprendre : séduisant et hétérosexuel) et le spectateur avec lui
dans l’univers extrême du sadomasochisme homosexuel. Et l’immersion ne dure pas qu’une scène mais s’étend sur tout un film, le temps pour Steve, le policier interprété par Al Pacino de mener
l’enquête sur un tueur en série frappant dans ce milieu.

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Volontairement provocateur, Friedkin joue avec le feu de l’ambigüité à tous les niveaux. En usant de mots crus et détaillés pour parler des pratiques sadomasochistes, en filmant sans mise à
distance les corps (vivants ou morts) des adeptes, leurs vêtements, leur concupiscence, il fait s’effondrer la barrière rassurante de la fiction, du regard extérieur. Nous nous retrouvons
littéralement au cœur de ce monde, et le rejet qu’il génère chez la grande majorité du public se transmet inévitablement au film lui-même. De ce point de vue, la démarche du cinéaste est
remarquable ; mais l’application de la même ambivalence au personnage principal, dans le cadre d’une réflexion un poil envahissante sur le Mal, est moins concluante.

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A la manière de Deckard avec les réplicants de Blade runner 2 ans plus tard, Steve perd ses repères et ses assurances quant à son identité à force de côtoyer une
communauté ostracisée et déconnectée de la norme admise. Globalement, l’idée fonctionne et rend Cruising opaque, inquiétant, dérangeant – en grande partie grâce à la
performance sans filet d’Al Pacino. Mais les gros sabots de Friedkin sont beaucoup moins efficaces que les petites touches impressionnistes de Ridley Scott, en particulier lorsque le premier
construit clairement son intrigue de manière à communiquer uniquement ce qui l’arrange au spectateur, et ainsi préserver tout l’effet d’un épilogue équivoque – et en soi très réussi. C’est là
toute la différence entre un fabuleux chef-d’œuvre et un bon film, plein de talent et d’ambitions mais aussi d’une touche de déloyauté.

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