• Vivre sa vie, de Jean-Luc Godard (France, 1962)

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Où ?

A la cinémathèque, dans le cadre du cycle consacré aux acteurs de la Nouvelle Vague (donc à la Nouvelle Vague, en fait)

 

Quand ?

Un samedi soir, il y a de cela une dizaine de jours

 

Avec qui ?

Seul, dans une salle à moitié pleine

 

Et alors ?

 

Vivre sa vie est par plusieurs aspects une matrice des films sibyllins et secrets du Godard deuxième période, celle d’après la désillusion de l’échec de Mai 68 et des soubresauts
des années qui suivirent et du repli sur soi qui suivit (avec une parenthèse plus « commerciale » dans les années 80). Moins impénétrable que la plupart de ces œuvres à venir, car
toujours porté par le souffle de la Nouvelle Vague, Vivre sa vie déstabilise tout autant de par la multiplicité – au même sens que l’on parle de duplicité – de ses intentions et
inspirations affichées. C’est un documentaire sociétal, un mélo, une discussion philosophique, un film noir, un replay ironique d’un classique de Carl Theodor Dreyer, La passion de Jeanne d’Arc. C’est tout
cela en même temps, sans aucune volonté d’isoler les motifs, de les hiérarchiser. Godard nous donne tout à voir et à entendre dans un brassage indémêlable, et s’attaquer à l’écriture d’un article
sur ce melting-pot cinématographique revient à tenter d’en défricher autant que possible la substance.

Le replay, tout d’abord. Godard ne joue pas les énigmatiques se contentant de références sibyllines à l’œuvre dont il s’inspire ; il emmène son héroïne, Nina (Anna Karina), au
cinéma pour le voir. Et il nous fait partager un bout de cette expérience cinématographique en remplaçant quelques minutes durant son propre film par celui de Dreyer, dont une séquence – d’une
durée qui dépasse largement celle d’un simple extrait fugace pour « faire » référence – nous est présentée en plein écran, dans ses conditions originales de projection : pas de
contrechamp sur Nina, pas de bande-son parasite. Ce second point est d’autant plus essentiel que La passion de Jeanne d’Arc est un film muet « pur », sans musique. Le
silence de la scène nous saisit et consolide la passerelle tendue entre les destins de Jeanne d’Arc et Nina. Ce qui commence par un lien de scénario (les deux jeunes femmes finiront l’une comme
l’autre sacrifiées sur l’autel de raisons qui les dépassent) infiltre progressivement toutes les couches de la mise en scène : ici un cadrage qui dépeint Nina dans une posture adoptée avant
elle par son modèle, là une séquence dont les dialogues ne sont pas parlés mais révélés en sous-titres reprenant la police de caractères de la projection de La passion…, et un peu
partout (en particulier au début de chacun des douze chapitres du récit) quelques instants pendant lesquels les images déroulent sans aucun accompagnement sonore.

 

L’ironie de Godard se niche dans une différence tacite mais majeure entre Jeanne et Nina ; que la première a certainement été manipulée en chemin mais s’est battue et est morte pour un idéal,
tandis que la seconde ne cherchait qu’un moyen de survie et n’a donc eu que la manipulation de personnes extérieures comme guide à son existence. Grinçant comme il l’a toujours été, Godard
reprend tous les signes extérieurs d’une Passion chrétienne qu’il admire, et s’en sert comme cadre pour une histoire autrement plus modeste et désillusionnée – celle d’une femme qui se prostitue
faute de mieux, et qui meurt comme victime collatérale d’une brouille entre proxénètes. Par ce geste le cinéaste dégomme la société contemporaine, machine à générer de tels destins tragiques, en
même temps qu’il grandit l’histoire dérisoire de Nina en lui donnant les atours d’un mythe intemporel.

Le très rapide résumé de l’intrigue donné dans le dernier paragraphe fait apparaître la plupart des ouvertures vers les autres pistes explorées par Vivre sa vie. Le
face-off final entre les deux gangs, avec « La fille » comme enjeu au milieu, est un passage obligé du film noir, emprunté par ce dernier genre au western. Les déconvenues
sentimentales et matérielles endurées par l’héroïne au cours de sa lente et inexorable déchéance détournent pour leur part – à dessein – les codes des mélos au féminin de l’Hollywood des années
40-50, et au-delà des romans anglo-saxons du tournant entre les 19è et 20è siècles. En 1962, Godard n’a que 31 ans et deux (A bout de souffle et Une femme est une
femme
) longs-métrages derrière lui mais son art du collage transgenres est déjà spectaculaire dans sa maîtrise et dans sa verve. Un collage qui s’opère aussi, pour la première fois à ce
point, entre fiction et réalité puisqu’une enquête sociale minutieuse, et un questionnement philosophique concret, servent de fondations au jeu de saute-mouton godardien parmi les références
et les ambiances.

 

A plusieurs reprises, Godard fait pour cela muter sa mise en scène en un messager qui délivre ses informations en observant le stoïcisme le plus total. On pense à l’interrogatoire de police d’une
froideur douloureuse, et plus encore au chapitre entièrement consacré à la description dans le détail de ce qu’étaient concrètement à l’époque l’environnement de travail et le quotidien
professionnel d’une prostituée. En un montage vif de plans tronqués dans leur envergure temporelle (car très courts) et spatiale (car cadrés au plus près des corps, des visages, des portes, des
objets), soutenu par une voix-off neutre au possible récitant la succession des petites choses qui font la routine de l’oppression, le réalisateur dit l’essentiel des faits en même temps qu’il
montre l’impact et la dureté qu’ils cachent en eux. C’est on ne peut plus cru et frontal ; c’est la seule façon de faire que Godard a jamais voulu employer dès lors qu’il s’attaquait à des
sujets sociaux et politiques (voir La chinoise, Tout va bien…).

Cet asservissement des corps n’est pas uniquement observé les bras ballants, de manière exaspérée mais impuissante. Même si cela n’empêchera pas la fin tragique exposée plus haut, Godard y oppose
en effet la délivrance des esprits, l’émancipation des consciences. Dans Alphaville, cela se fera par la littérature et la poésie ; dans Vivre sa vie, c’est la philosophie qui sert de medium.
Godard la joue là encore frontal : l’avant-dernier chapitre du film contient une longue conversation, en aparté de l’intrigue, entre Nina et un philosophe jouant son propre rôle (Brice
Parain). Ce dernier amène la jeune femme à réfléchir et à débattre sur les mérites et les limites de la pensée, du langage, de l’amour. Les dangers réels de son métier et le cinéma de genre
pourront bien rattraper ensuite Nina ; celle-ci mourra plus intelligente, et en un sens plus libre, qu’elle ne l’était quand Godard a commencé à nous intéresser à elle. Et en tant qu’héroïne
de cinéma, dont l’histoire dialogue avec le spectateur qui se trouve devant l’écran, elle laisse en nous une marque au moins aussi forte que la Jeanne d’Arc de Dreyer sur elle-même.

 

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