• Un homme toujours sérieux

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A l’occasion de la sortie en VOD de ce film, bien parti pour finir très haut dans mon top des films de l’année, une petite piqûre de rappel de la critique que j’en avais faite à l’époque de sa
sortie en salles :

 

Le film le moins médiatisé des Coen depuis une éternité (au moins Le grand saut, voire le duo Millers’ crossing / Barton Fink) est possiblement la clé de toute leur œuvre. Pour la première fois,
les frangins tombent leur masque de carnaval au sourire narquois et au regard acéré porté sur l’humanité, et acceptent d’afficher une véritable empathie envers une de leurs créatures. Envers
deux, même – le héros Larry et son frère Arthur. A serious man est la chronique des quelques jours où la vie de Larry prend l’eau de toutes parts. Sa femme demande le
divorce, sa titularisation à l’université où il travaille est soudain menacée, ses enfants n’ont pour lui ni respect ni sympathie, et tous les inconnus dont il croise la route semblent partager
le même objectif de le harceler jusqu’à ce que folie s’en suive.

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En plus d’être le plus empathique, A serious man est le plus naturaliste des longs-métrages des Coen. Larry n’a en effet rien de spécial. Il n’est pas tueur à gages
comme dans Miller’s crossing ou Fargo, cible d’un tueur à gages comme dans No country for old men, dramaturge comme
Barton Fink. Il n’est même pas crétin comme les personnages de Burn after reading, ou grande gueule marginale comme The Big Lebowski. Il
aspire juste à une existence simple, honnête, selon un schéma simple – un emploi, une famille, une maison dans un quartier pavillonnaire – et honnête ; car Larry est un être profondément
droit, qui fait de son mieux pour vivre selon les préceptes et les traditions de sa religion juive. L’enchaînement délirant de calamités qui s’abat sur lui, et en parallèle l’absence
d’explications ou même simplement de signes de la part de Dieu ou de ses plus proches disciples que sont les rabbins, fait de A serious man le porteur du message suivant
de la part des Coen : s’il existe – et il en existe – des individus aussi persécutés par le sort que Larry, sans qu’il n’y ait de raison ni d’échappatoire à cette situation, alors nous
préférons volontiers « gâcher » notre temps et notre talent à railler férocement et, oui, gratuitement, les travers et la bêtise des gens méchants et bêtes. Ça ne résout rien, mais ça
défoule.

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Depuis tout ce temps, les frères Coen ne seraient donc pas de sales petits morveux effrontés mais de grands sensibles, qui ne filment pas d’histoires tristes non pas parce qu’ils ne le peuvent
pas mais parce qu’ils ne le veulent pas. Triste, A serious man l’est tellement à force de malheurs que dans sa seconde moitié, on n’a même plus le cœur à réagir à
certaines blagues pourtant brillantes (qu’on se rassure, d’autres déclenchent toujours de violents fous rires). Par rapport à tous les autres personnages imaginés par les cinéastes, Larry est
comme l’homme qui, dans le mythe de la caverne de Platon, se retourne et prend conscience de sa misère. Ce qui n’a pour effet que de le rendre plus malheureux – d’autant plus que les Coen lui ont
attaché un être encore plus à plaindre que lui (Arthur) et que Larry, incurablement bon, ne peut en conséquence que plaindre. La relation entre les deux frères est remarquablement pensée :
très différents physiquement, ils sont par contre en osmose dans les traits de caractère qui les définissent le mieux (même passion pour les mathématiques, même tempérament réservé, même crainte
à l’égard de Dieu). Arthur est simplement une version plus marginale de Larry, et en cela moins armée pour résister aux aléas et aux animosités.

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Sans nier cette angoisse, mieux vaut en rire qu’en pleurer nous disent tout de même les Coen. Qui nous guident en ce sens via leurs gags de première classe (les discussions des ados à bord du bus
scolaire, très Beaux gosses ; le
dialogue de sourds entre Larry et le vendeur de disques) et leur galerie de seconds rôles impayables (l’épouse de Larry, son voisin chasseur, la famille coréenne). Mais au cœur du film,
l’intériorisation par Larry de sa souffrance – jamais il ne se retournera contre ses semblables, une fuite en avant toujours empruntée par les autres personnages des Coen – rend l’humour moins
caustique que désemparé, et le ton du film moins cynique que métaphysique. Les cinéastes s’impliquent, et par ricochet nous impliquent dans ce face-à-face avec le néant (et vu les questions
qu’ils ont dans la tête, on comprend volontiers qu’ils préfèrent d’ordinaire ne pas y regarder de trop près). Ce sérieux de circonstance ne les empêche pas de placer encore ici et là des
spécimens isolés de virtuosité gratuite voire superflue (les cartons annonçant les entrevues avec les rabbins) ; mais dans la quasi-totalité des cas, il y a une raison de fond à ces
fioritures. Par exemple, les scènes de rêves de Larry, au demeurant excellentes en soi, reproduisent en apparence seulement un motif scénaristique usé jusqu’à la moelle. La rupture marquée par
chacune de ces scènes avec l’existence de Larry, routinière et étouffée par les circonstances extérieures, renforce le caractère tragique de celle-ci : toutes les choses différentes,
aventureuses, périlleuses qui nourrissent ces songes ne se produiront pas dans la réalité. Jamais.

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Ou peut-être que si ; le fait nouveau sur lequel se conclut abruptement A serious man est de nature à tout bouleverser, ou bien à entériner les dérives des uns et
des autres. C’est là la dernière pirouette d’un récit qui, en plus d’être aussi cryptique que les merveilles des Coen dans ce domaine, est résolument ambigu. Nous nous retrouvons cette fois à
nous poser les mêmes questions insolubles que les protagonistes. Chacune des nombreuses pièces non expliquées du puzzle est une énigme, ouverte à plusieurs interprétations disparates. Il en va
ainsi du prologue (comment le relier au reste du film ?), du comportement du nouvel amant de la femme de Larry (homme véritablement parfait ou fraude ?), de la justesse et des
conséquences des décisions de Larry durant l’épilogue, de ce que peut (ou ne peut pas) apporter la religion à l’homme. Et de mille autres choses relevant plus du détail, mais participant à la
confusion générale initiée d’entrée par le montage alterné entre Larry et son fils qui, en ne révélant que tardivement la nature de la relation entre eux, laisse envisager qu’ils pourraient être
la même personne, vue d’un côté en flashback et de l’autre au présent. Comme chez les Monty Python (cf. ci-dessous), le sens de la vie semble bien compliqué à dénicher au milieu de tout ça.

 

Film (re)visionné par le biais de Vidéofutur et Cinetrafic :

A serious man

« Frustrations et vies mornes »

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