• Summer of Sam et La 25è heure, de Spike Lee (USA, 1999 et 2003)

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Où ?

A la cinémathèque pour le premier, dans le cadre de la rétrospective Spike Lee (qui se poursuit jusqu’à la fin du mois) ; et en DVD zone 2 pour le second, afin de me le remettre en tête et
de cerner plus précisément les passerelles entre les 2 longs-métrages

Quand ?

Samedi dernier, et mercredi soir

Avec qui ?

Mon compère de cinémathèque pour Summer of Sam, et seul pour La 25è heure

Et alors ?

A l’instar du plus récent Zodiac, Summer
of Sam
prend l’histoire vraie d’un tueur en série ayant terrorisé une grande ville américaine (New York, en l’occurrence) comme prétexte à raconter tout autre chose. Summer
of Sam
se déroule en 1977 ; Spike Lee avait alors tout juste 20 ans, et cela joue de façon primordiale sur la matière du film. Au-delà des souvenirs de cet été communs à tous les
new yorkais (les meurtres du tueur qui se surnommait « son of Sam » et sa traque par la police, la météo caniculaire, la panne générale d’électricité qui s’en suivit un soir et
les pillages qui durèrent alors toute la nuit – autant de séquences en aparté du récit traitées avec brio et qui nous plongent entièrement dans l’époque), c’est bien de tout ce qui importe à un
jeune de cet âge dont parle en priorité le cinéaste. En clair : la drague, les boîtes de nuit, la musique, le sexe.

De son incroyable ouverture (un plan-séquence qui, citant La soif du mal, suit à la grue une voiture jusqu’à l’entrée d’une boîte de nuit, puis à la steadycam les occupants de la
voiture alors qu’ils avancent vers la piste de danse) à une scène dans un club échangiste qui s’élève bien au-dessus des clichés graveleux et beaufs, Summer of Sam plonge dans
cette période avec la nostalgie du passé mais une énergie bien présente. La bande-son rivalise avec les plus belles compilations de Scorsese, de nombreuses scènes se déroulent dans des night-clubs ou des
bars et où la réalisation fait corps avec la musique, la plupart des personnages et leurs étreintes exhalent une sensualité enivrante, presque palpable, appuyée par la photographie granuleuse,
organique de Ellen Kuras. Son cas personnel est pour Spike Lee prétexte à ressusciter cette parenthèse enchantée de mélange des cultures et des corps dans toute la flamboyance de ses derniers
feux.

Bien qu’il n’existe que dans des scènes complètement déconnectées du reste du récit, et dont la mise en scène est tellement stylisée qu’elles semblent venir d’un autre monde, le Sam du titre
instille en effet chez la majorité des protagonistes une panique primitive qui va servir d’étincelle à un déferlement d’intolérance et de repli identitaire. Ce récit désabusé du retour à l’ordre
moral et à la rigueur qui a prévalu dans les années 80, à travers le cas de quelques hommes et femmes de la communauté italienne du Bronx, est également prémonitoire des conséquences du 11
Septembre 2001, le règne de la terreur montée en épingle dans lequel nous vivons depuis. Mais même le « spécialiste » du phénomène qu’est Spike Lee – pour l’avoir traité dans quasiment
tous ses films sous l’angle du conflit blancs / noirs – n’a jamais osé imaginer des dégâts psychologiques et à long terme d’une telle ampleur. Dans Summer of Sam, un coup de
deus ex machina vient sauver un innocent suspecté à tort d’une ratonnade ; et même dans certaines de ses œuvres précédentes très violentes comme Do the right thing,
l’état final atteint était instable, douloureux par certains aspects, mais en aucun cas désespérant pour de bon.

Lorsque la réalité a dépassé la fiction en ce 11 Septembre, tout a basculé pour Spike Lee comme le prouve La 25è heure, sorte de jumeau funeste de Summer of Sam.
Les 2 films partagent de nombreuses similitudes formelles : l’éclatement de la continuité temporelle du récit, la musique majestueuse de Terence Blanchard (en particulier les cuivres),
l’abandon – pour un temps – de la question raciale pour dépeindre un groupe de personnages blancs. Mais dans La 25è heure, le temps de la légèreté est révolu. A travers le récit
de la dernière journée de liberté d’un dealer de drogue qui va passer les 7 prochaines années en prison, Spike Lee observe froidement l’effondrement de tout un monde – celui de la supériorité et
de l’arrogance WASP. Le trio central du film, composé du dealer Monty (Edward Norton) et de ses 2 amis d’enfance Frank (Barry Pepper) et Jacob (Philip Seymour Hoffman), est une version miniature
de ce monde en vase clos, où les rejetons de familles déjà bien intégrées ethniquement et économiquement au système – une rente financière confortable est à un moment évoquée à propos de Jacob -
perpétuent l’appropriation de places privilégiées.

Celles-ci peuvent être légales (Jacob est professeur d’université) ou non ; la drogue pour Monty, mais aussi la carrière de trader kamikaze de Frank qui prend une toute autre connotation
avec les événements récents – on l’imagine bien comme suivant sur la liste de Spike Lee des jeunes blancs aux dents longues devant rendre des comptes après de longues années de totale impunité.
La barque des 3 hommes est par endroits trop chargée, donnant lieu à des sous-intrigues un peu vaines, sur la romance naissante entre Jacob et une de ses élèves (sans doute car le personnage
paraissait trop « pur » par rapport aux 2 autres) et sur les règlements de comptes entre Monty et ses commanditaires de la mafia ukrainienne, clichés et dont l’on se fiche pas mal.
L’important, c’est en effet cette remise en question aussi totale que soudaine de leurs choix et de leurs valeurs qui tombe sur les 3 personnages, et qui se traduit par de longues scènes de
dialogues ou de monologues qui grattent là où ça fait mal – matérialisme insouciant, racisme latent, philosophie tacite du chacun pour soi.

Sans réelle intrigue, sans beaucoup d’action non plus, La 25è heure se dresse dans cet instant suspendu après que la catastrophe (l’arrestation de Monty, la chute des Twin Towers)
se soit produite mais avant que ses conséquences ne dévoilent leur pleine ampleur. La part elle est donc faite aux acteurs, sur qui repose une grande partie de la tension constante et oppressante
que diffuse le film, et qui tous sont excellents – avec une mention particulière pour Brian Cox, qui joue le père de Monty et vole toutes les scènes où il apparaît, dont le dénouement. Les
comédiens jouent leur partition avec brio, mais c’est au chef d’orchestre que le film doit sa grandeur. Spike Lee s’est brillamment approprié le roman de base, en particulier via 4 séquences clés
dans lesquelles sa mise en scène atteint un nouveau niveau d’excellence. Une longue scène dans l’espace restreint du carré VIP d’une boîte de nuit, avec une demi-douzaine de personnages, est une
leçon d’exploitation de l’espace et des angles de vue pour tous les apprentis cinéastes – et la danse qui conclut cette séquence, exécutée dans un halo de lumière bleutée exsangue de chaleur, est
aux antipodes des numéros charnels de Summer of Sam. Ce même reflux de toute vie est également à l’œuvre dans une discussion entre Frank et Jacob, filmée en plongée en plan fixe
devant une fenêtre qui donne sur le chantier post-apocalyptique de Ground Zero. La présence entre les visages des 2 hommes de ces décombres agit comme un trou noir, qui attire les
personnages et leur conversation dans un abîme vertigineux. Plus tard, Spike Lee fera un montage plus serré sur Ground Zero, pour montrer l’insignifiance et la taille minuscule des
humains qui y travaillent, impitoyablement écrasés par l’événement.

Surtout, il y a dans La 25è heure deux séquences d’exception, qui bousculent la progression du récit pour mieux en extraire la sève. Ce sont 2 monologues. Le premier hurle avec
une violence immodérée la haine tenace et profonde qui menace à tout moment de submerger Monty (et tous ceux de son genre, de sa classe ?) à l’égard des étrangers du monde entier qui vivent
pourtant dans la même ville que lui. L’incertitude demeure quant à savoir si cette haine était là avant le drame ou si elle en est un contrecoup ; dans les 2 cas, le malaise est criant.
Cependant, l’optimisme indéracinable qui semble se nicher au fond du cœur de Spike Lee – enfin, jusqu’à Katrina tout du moins… – le pousse à ouvrir dans les 5 dernières minutes du film, sous la
forme d’un flash-forward beau à pleurer, une voie de rédemption pour son héros. Ou plus précisément un pacte : accepter enfin de faire des sacrifices, apprendre l’humilité, en bref sortir de
sa tour d’ivoire. Ce qui n’est malheureusement pas le chemin pris par l’Amérique blanche après le 11 Septembre.

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