• Singularités d’une jeune fille blonde, de Manoel de Oliveira (Portugal, 2009)

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Où ?

A l’Espace Saint-Michel, dans la salle 1 puis dans la salle 2

 

Quand ?

Les deux derniers week-ends (une seule fois dans chaque !)

 

Avec qui ?

Ma femme

 

Et alors ?

 

En décembre dernier, Manoel de Oliveira a fêté ses… cent ans tout rond. Il réalise des films depuis 1931, c’est-à-dire dans les mêmes eaux que Billy Wilder, et à peine quelques années après Alfred Hitchcock. Singularités d’une jeune fille blonde est son 49ème long-métrage – même si le
concernant, « long » est un adjectif trompeur, le film durant en tout et pour tout 62 minutes, génériques compris. Fatigue ? Lassitude ? Bien au contraire, c’est là le
résultat d’une considérable maîtrise de ce qu’est le cinéma ; de ce qui, dans cet art, parle concrètement et le plus efficacement au spectateur. En l’occurrence, les images. Par pas mal
d’aspects, Singularités d’une jeune fille blonde s’apparente à un film muet en cela qu’il revient à l’évidence, à la simplicité qui faisait la magie de ces œuvres primitives –
chronologiquement parlant, en aucun cas au regard de leur qualité. Il n’y a ainsi que très peu de musique (le seul morceau joué l’est par une harpiste dans un concert en petit comité auquel
assistent les personnages), tandis que les artifices du récit en flashback et de la voix-off sont pris précisément pour ce qu’ils sont, des artifices permettant d’accélérer l’exécution des
passages les plus ingrats d’une histoire – exposition, transitions – comme le faisaient les cartons des films muets. Filmer un personnage dire à un autre « Je vais vous raconter une
histoire »
est encore le meilleur moyen qui existe pour entamer la dite histoire.

De Oliveira peut dès lors se concentrer sur l’essentiel, et le faire par le biais de l’image. L’intrigue de Singularités d’une jeune fille blonde, comme tant d’autres intrigues de
films, est classique : l’intemporel boy meets girl, un garçon qui tombe amoureux d’une fille avant qu’un certain nombre d’éléments contraires – le refus des parents, une mauvaise
rencontre, un secret finalement découvert – ne vienne faire obstacle à leur union. Et comment le cinéaste donne-t-il à voir l’apparition de la passion amoureuse ? Tout simplement en filmant,
dans un plan fixe tout à son avantage, l’objet de cette passion. Elle se tient rêveusement à sa fenêtre, mystérieuse (le visage à moitié masqué par ses cheveux blonds), charmeuse (un léger
sourire accroché à la commissure de ses lèvres pulpeuses), singulière (l’éventail chinois reconnaissable entre tous qu’elle agite lascivement d’une main)… Tout est là, en un unique plan digne des
plus belles entrées d’héroïnes chez Hitchcock – Kim Novak dans Vertigo, par exemple. Une séquence plus tard, ce plan est redoublé par un autre, splendide, qui entérine la relation
entre Macario et Luisa restant dans le même axe mais avec quelques mètres de recul supplémentaire par rapport à Macario. Il ne se retrouve alors plus à la place de l’œil de la caméra mais dans le
cadre délimité par celle-ci, qu’il partage avec Luisa.

Par la suite, de Oliveira usera encore à de nombreuses reprises d’une telle profondeur de champ pour faire dire le maximum de choses aux images. Cela concerne bien sûr l’environnement matériel
des personnages (l’opulence des magasins et demeures des riches lisboètes qui tiennent entre leurs mains, par leur puissance financière, le destin des jeunes amants et leur hypothétique
félicité ; et à l’inverse, la chambre d’un dénuement et d’une laideur désolants, plongée dans la pénombre, du héros), mais aussi, à travers celui-ci, le référentiel moral intime en
application duquel ils mènent leur vie. L’exhibition quasi obscène des fortunes palpables des uns pousse les autres à désirer posséder les mêmes ; faisant dès lors de l’argent la seule
motivation de tous, au détriment des richesses que recèlent l’art, la culture. A mi-film, un nouveau plan d’exception montre ainsi une foule de gens regroupée autour d’une table de poker dans un
salon dont la porte ouverte donne sur une autre pièce, puis sur encore une autre où un homme, à peine plus grand à l’écran que les jetons d’argent du poker, récite un poème que personne n’écoute.
Personne dans le film ; car de Oliveira fait résonner la voix du poète sur la bande-son avec la même force que s’il se trouvait au premier plan. Lui croit encore en l’importance de
l’art, qui aurait pu éviter au héros puéril et ingénu sa désillusion finale dont il est lui-même le premier fautif.

Toutes les possessions que les insiders nantis agitent au visage de Macario ont en commun d’être parfaites. Par un effet de mimétisme irréfléchi, celui-ci souhaite à son tour être riche
pour pouvoir s’offrir un trophée parfait qu’il puisse exposer : Luisa. La bague que Macario veut acheter pour la passer au doigt de celle-ci n’est pas un cadeau fait à cette dernière mais le
symbole terminal de sa prise de possession, de propriété sur elle. Mais la séquence, et le film avec elle, s’achèvera brutalement sur la découverte d’un défaut caché chez l’irréprochable poupée –
qui devient soudain une véritable femme, un être humain fait de chair et de sang, de cachotteries et d’incertitudes. Mais la vraie révélation tragique de cet instant n’est pas celle du vice de
Luisa : c’est celle de l’incapacité totale de Macario à l’accepter, formaté qu’il est par son éducation a minima et toute entière tournée vers une rentabilité maximale. Jamais mis en contact avec
l’art, Macario n’a pas pu y puiser de quoi comprendre, et même aimer, les imperfections, les « singularités » comme les appelle le titre du film. Il n’écoute pas plus les poèmes que les
autres ; il ne met les pieds dans un cercle littéraire que pour y retrouver un ami ; il est incapable de faire convenablement la cour à sa dulcinée… et tout de même il a des exigences
très élevées en matière de relations humaines. La décision de clore le film sur une vision désespérée de Luisa, et de ne pas offrir à Macario le mot de la fin d’une histoire dont il est pourtant
l’initiateur, ne laisse aucun doute sur le personnage auquel de Oliveira offre son empathie.

Singularités d’une jeune fille blonde est très ancien par sa réutilisation sans ajustement de plusieurs éléments de la nouvelle de la fin du 19è siècle dont il tire son argument –
les codes sociaux, les rapports entre parents et enfants en particulier. Mais la puissance du film tient à la manière dont de Oliveira a réussi à le faire dialoguer avec des sujets
contemporains : ainsi, le déséquilibre entre les forces de l’argent et de l’art structure précisément le monde dans lequel nous vivons, et la petite phrase glissée au sujet des banques le
rappelle. En naviguant sans peine entre ces deux époques, en racontant une histoire courte et cruelle, condensée comme une série B, et en ornant le tout d’une beauté formelle presque sans égal
cette année, le portugais centenaire signe une œuvre d’une vigueur et d’une richesse (… artistique) captivantes.

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