• LOST : Le fin mot de l’histoire (peut-être)

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Et un épisode grandiose de plus à mettre au crédit de Lost. Ab aeterno se place dans la lignée de The life and death of Jeremy Bentham la saison dernière : même récit poignant d’un destin éminemment
tragique, même accomplissement formel spectaculaire pour une œuvre télévisuelle, et climax tout aussi dévastateur. L’épisode est découpé assez clairement en deux, avec une première
partie humaine, centrée sur les malheurs de Richard Alpert, et une seconde plus mythologique, qui contient une dose vertigineuse de révélations et d’éclaircissements. Cette chronique est donc
elle aussi partagée en deux (à la différence qu’ici, la deuxième partie est beaucoup plus longue que la première).

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Pour le destin tragique, Richard a de quoi en remontrer à John Locke / Jeremy Bentham : dans le genre « VDM », la sienne est d’un
niveau olympique. Sa femme meurt jeune, lui-même tue un homme involontairement et pour rien, le prêtre lui refuse l’absolution, le bateau sur lequel il est enrôlé de force est précisément celui
choisi par Jacob pour être détourné vers l’Île, il se trouve affamé et assoiffé pendant plusieurs jours après le naufrage, il a une hallucination où il voit sa femme mourir une seconde fois sous
ses yeux… Les auteurs n’y sont certainement pas allés de main morte, imaginant une véritable tragédie shakespearienne condensée en une vingtaine de minutes. Cette durée resserrée ne provoque nul
ridicule ou insensibilité, la tragédie en question étant racontée et interprétée avec suffisamment de talent et de justesse pour créer une émotion puissante.

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La mise en scène, superbe d’ambition et d’audace, y est pour beaucoup. Citons les cadrages désaxés, la volonté de tirer du montage autre chose qu’une simple valeur utilitaire (par exemple le
montage alterné du début, entre le groupe sur la plage et Richard s’enfonçant dans la jungle, qui par sa vigueur lance idéalement l’épisode), et surtout les magnifiques clairs-obscurs qui
enveloppent la plus grande partie du récit de Richard.

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La scène finale, elle, se déroule en pleine lumière ; mais elle n’en propose pas moins une variation brillante sur le thème de la discussion entre amants par médium interposé. A la
Ghost, exactement : avec Richard dans le rôle de Patrick Swayze, sa femme Isabella dans celui de Demi Moore (ou plutôt l’inverse, puisqu’ici c’est elle qui est morte et non
pas lui) et Hurley en Whoopi Goldberg. La façon dont le médium est mis volontairement en retrait par la mise en scène, quand sa présence commencerait à rendre le moment involontairement comique
au lieu de n’être que pure émotion, est virtuose. Un court instant de grâce.

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Et maintenant, place aux élucubrations diverses et argumentées.

 

 

Des dieux, mais lesquels ?

 

Avant toute chose, il est nécessaire de rompre avec toute notre tradition de pensée judéo-chrétienne si l’on veut correctement saisir le duel Jacob – MiB (« Man in Black », ainsi qu’est
maintenant officiellement dénommé celui qui est l’adversaire de Jacob / le Smoke Monster / le possesseur du corps du défunt Locke) et ses conséquences sur tous ceux qui ont posé le pied sur
l’Île. C’est bien sûr plus facile à dire en ayant connaissance du spoiler selon lequel un épisode à venir présentera Jacob et MiB en tant qu’enfants romains, en l’an 23 ap. J-C, mais si
ces deux-là sont bel et bien des dieux et non des humains jouant à être Dieu, alors ils le sont au sens préchrétien du terme. Ils sont des dieux ou des demi-dieux de l’antiquité
gréco-romaine. En ayant conscience de cela, il est alors possible d’éviter des erreurs d’interprétation comme celle que fait Richard en pensant qu’il faut forcément être mort pour arpenter
les enfers. Ce qui est une vision chrétienne des choses, alors que l’Antiquité (avec par exemple le mythe d’Orphée) conçoit une porosité potentielle entre les deux mondes. En désignant par
« Enfer » celui de ce genre de récit mythologique plutôt que celui de la Bible, le lien de causalité inamovible cité plus haut disparaît ; il peut y avoir coexistence entre les
deux propositions « l’Île est l’Enfer » et « les personnages de la série sont vivants ». Et l’Enfer devient alors un monde non plus après le nôtre mais à côté du nôtre, séparé
par de l’eau (le Styx / l’océan) et gardé par des dieux (Hadès, Cerbère / Jacob, MiB).

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Si l’on brise la connexion binaire, automatiquement faite dans notre esprit entre les conflits Dieu/Satan et Bien/Mal, on trouve aussi que l’usage répété du blanc et du noir à travers la série se
ramène simplement aux deux couleurs distinguant des adversaires autour d’un plateau de jeu, sans signification supplémentaire. Dans Ab aeterno, la pierre blanche que Jacob fait porter à
MiB par Richard est alors un simple symbole d’un pion rajouté au camp de Jacob. [Cette explication neutre concorde avec ce moment de l’épisode The substitute où Faux Locke se débarrasse
d'une autre pierre blanche similaire ; la phrase « inside joke » qui accompagne son geste tend elle aussi à donner un caractère anecdotique au choix des couleurs, à leur
ôter tout sens profond].

 

 

I’ve got the power

 

MiB fait à Richard la même promesse qu’à Sayid, Claire, Sawyer : exaucer à terme son vœu le plus cher (revoir sa femme). On ne peut toujours pas se prononcer avec certitude sur son
aptitude réelle à le faire, mais…

le regard, le pincement de lèvres, la seconde d’hésitation de Jacob quand Richard lui demande d’exaucer le même vœu que MiB trahissent tous une même évidence : Jacob pourrait tout à fait réaliser
ce miracle s’il le voulait. Et lui et MiB sont suffisamment semblables par ailleurs pour qu’il ne soit pas absurde de considérer qu’ils partagent ce genre de pouvoir… ou l’accès à ce genre de
pouvoir.

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Et si le vrai pouvoir était en effet non pas Jacob ou MiB, mais l’Île proprement dite ? [C'est d'ailleurs de l’Île dont Jacob semble se préoccuper prioritairement, plus que de MiB]. Cette
piste qui était apparue très tôt (dès la première saison) puis avait été quelque peu abandonnée au gré des arrivées de personnages « puissants » (Ben, Widmore, Jacob…), effectue un
retour spectaculaire sur le devant de la scène avec le discours limpide de Jacob à Richard. L’élément le plus convaincant est l’emploi du qualificatif « darkness », celui-là
même employé par Dogen pour décrire « l’infection » qui a frappé Sayid et Claire. On peut donc maintenant affirmer assez certainement que c’est l’Île qui infecte les individus, et non
MiB. C’est aussi elle, et non Jacob, qui les fait revenir à la vie, qui enfreint la règle « Dead is dead » (quel meilleur endroit que l’Enfer pour enfreindre ce genre de
règle ?). La source de résurrection du Temple est un lieu où l’énergie, la substance « infernale » de l’Île affleure à sa surface. Jacob n’a pas créé ce pouvoir, mais en tant que
gardien des lieux il a réussi à l’utiliser et à le détourner à son avantage en neutralisant l’infection qui allait de pair avec la résurrection ; une fois Jacob mort, la source a retrouvé
son fonctionnement initial, son rôle de machine à fabriquer des zombies.

 

Si l’Île a ce genre de pouvoir, et qu’il est possible à l’un de ses gardiens de l’exploiter, alors il est tout à fait plausible que l’Île ait également le pouvoir « d’exaucer les vœux »
et que Jacob ou MiB puissent exploiter cela. Mais le risque à prendre dans ce cas est peut-être trop grand pour que Jacob s’y résolve (alors que MiB, moins investi dans sa mission de gardien,
moins méfiant de l’Île, n’a pas ces scrupules).

 

J’annonce, hypothèse de fin de la série n°1 : MiB confirme sa victoire sur Jacob ; il utilise les pouvoirs de l’Île pour tenir
ses promesses envers ceux qui lui ont fait confiance ; le monde devient celui de la « réalité-L.A. ».

 

 

Mauvais perdant

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Une autre chose qui se produit au cours de la discussion entre Richard et Jacob est que le second refuse de donner absolution au premier. Ça par contre, il ne le peut effectivement peut-être
pas – les dieux antiques observent les hommes, les manipulent, les corrompent, etc., mais ils ne les absolvent pas car le concept même leur est étranger. Par contre, cette impuissance n’obligeait
quand même pas Jacob à faire à Richard un cadeau encore plus empoisonné (la vie éternelle sur une île maudite, et sans jamais être traité avec respect) que les deals « ta vie contre la
sienne » proposés à Dogen ou Juliet. Ce sont là des exemples parmi d’autres de la propension de Jacob à scruter les hommes et à les traiter comme des cobayes dans son expérience, son jeu,
sans éprouver aucune empathie envers eux.

 

Autres pièces à conviction : l’aspect menaçant (voire méprisant) sous lequel il nous est présenté pour la première fois dans Ab aeterno, lorsque Richard vient le défier. Son silence
buté face à Ben, dans The incident. Ses phrases « I don’t want to step in, maybe you can do it for me », « I bring people here to prove him
wrong »
. Jacob ne s’intéresse pas à l’humanité (pire : il ne comprend même pas pourquoi il aurait à s’y intéresser), mais uniquement à son sacrosaint concept du « Bien »,
confronté à aucune pratique du monde réel. Jacob semble engagé obstinément dans une quête de l’homme idéal, pur – quitte à en faire mourir des dizaines d’autres en route.

 

C’est à mon sens là la raison principale de sa défaite face à MiB. Enfermé dans sa tour d’ivoire à tisser des stratagèmes (soit la première image que nous avons eue de lui, dans The
incident
), il n’a jamais pris la peine de comprendre la psychologie des pièces de leur jeu que sont les êtres humains. Il n’a pas saisi leur qualité de variables (cf. Faraday dans l’épisode du même nom). MiB l’a fait, peut-être à force d’avoir dû être l’un d’entre eux en étant forcé de pénétrer leurs corps.
Il a d’abord découvert nos mauvais aspects, ceux qu’il liste dans The incident (« they fight, they destroy, they corrupt »). Puis, à partir de Richard, des choses plus
à décharge – la peur, le malheur, le désespoir… En un mot, tout ce qui a trait à notre mortalité. Il se sert bien sûr de ce savoir pour manipuler ses pions, mais il est permis de penser qu’en
retour il s’est quelque peu humanisé ; qu’il est ainsi devenu plus sage, plus perspicace, moins radical que Jacob. Après tout, MiB a probablement été le premier à subir un acte cruel de
Jacob : « The devil betrayed me. He took my body. My humanity ». En dehors de l’emploi du terme « devil », qui est placé là en raison des circonstances et pour
convaincre Richard, le reste de la phrase est à mon avis véridique. Jacob (ou, peut-être, leur mère folle à tous les deux) aurait d’une manière ou d’une autre banni MiB, le réduisant à l’état de
Smoke Monster, locataire de corps passagers et possiblement sans nom désormais.

 

Après l’arrivée de Richard, et son utilisation par MiB pour tenter de tuer Jacob, la partie Jacob / MiB a pris un tour différent. Il n’est plus question de prouver que l’autre a tort ; mais
pour MiB, de se débarrasser de son adversaire, et pour Jacob, de se trouver un remplaçant. MiB « changed the rules », pour citer Ben. A partir de là, Jacob se décide à
interférer en désignant un intermédiaire entre lui et les gens qu’il fait venir. Le changement de stratégie de Jacob se fait ensuite de plus en plus sentir à mesure que le temps passe – à mesure
que sa défaite se précise ? Il s’implique physiquement dans le recrutement des candidats (les flashbacks de The incident) ; il transmet à Dogen le même récit manipulateur,
préalable à l’assassinat de MiB, que celui fait par MiB à Richard préalablement à la tentative d’assassinat de Jacob (« he can be very persuasive », que l’on retrouve dit par
Dogen à Sayid dans Sundown) ; dernièrement, il s’est carrément mis à dire directement à Hurley quoi faire et quoi dire afin de mener à bien la lutte contre MiB. Si ce dernier n’est
pas effectivement très dangereux, la conclusion qui s’imposera est que Jacob est très mauvais perdant.

 

D’autant plus que cette fixation sur MiB semble aveugler Jacob au sujet d’autres points eux aussi graves. Le choix qu’il a fait avec Richard est objectivement très mauvais ; c’est sa
première erreur, son « péché » originel. Il a choisi un mec quelconque, passif, sans charisme et sans fougue. Un paysan devenu esclave, ce qui est très beau dans le principe (les
faibles qui accèdent au pouvoir, etc.) mais a clairement participé à toute la dégringolade qui a suivi : Richard s’est fait littéralement bouffer par Widmore, par Ben, par Faux Locke, tous plus
ambitieux et plus intelligents que lui. Le danger amené par Widmore fait en particulier craindre des conséquences extrêmement critiques. Widmore veut utiliser l’Île à ses fins propres (et l’on a
vu plus haut « qu’utiliser » l’Île est bel et bien chose faisable) ; MiB veut simplement quitter l’Île.

 

J’annonce, hypothèse de fin de la série n°2 : MiB vainc Widmore ; il parvient à quitter l’Île en mettant en application la
dernière image de Ab aeterno (l’explosion de la bouteille sans en toucher le bouchon, soit un peu le même principe que celui du fail safe déclenché par Desmond à la fin de la
saison 2) ; le monde devient celui de la « réalité-L.A. ».

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Isabella, quien esta ?

 

Le principal mystère soulevé par l’épisode Ab aeterno concerne la nature des deux apparitions d’Isabella, la femme décédée de Richard. Sur ce sujet, une seule chose est sûre : la
phrase de Jacob « that wasn’t your wife ». Mais après ? Est-ce une vision créée par Jacob, MiB, ou l’Île ?

 

Pour répondre, il est nécessaire de traiter les deux apparitions (en 1867 et en 2007) séparément. Pour 1867, la solution Jacob est peu crédible, tant celui-ci suit alors strictement sa règle de
non-intervention. La solution MiB est autrement plus tentante, même si elle suppose qu’il soit capable d’élaborer des mises en scène où il serait deux acteurs à la fois, ce qui est plutôt en
contradiction avec ce qu’on a vu par ailleurs (les transformations Faux Locke / Smoke Monster). La solution Île est possible elle aussi, surtout si l’Île est effectivement l’Enfer,
c’est-à-dire une puissance inouïe capable de tels éclats. Et elle aussi a un mobile pour éliminer Jacob.

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En 2007, la situation est différente puisqu’Isabella parle à travers Hurley. Mais l’affirmation « that wasn’t your wife » est pour moi toujours valide (cf. l’épisode Some
like it Hoth
, où Miles met en doute que ce soit réellement avec les morts que Hurley discute). L’hypothèse MiB est à éliminer, surtout étant donné qu’Isabella détourne Richard d’un
changement d’allégeance en sa faveur. L’hypothèse Jacob, dont Hurley est le prophète, est elle réactivée. Un autre point se rappelle alors à notre souvenir : le fait, jamais réglé, que
Hurley est peut-être tout simplement fou – ou disons « spécial » –, qu’il est une sorte de proxy que n’importe quelle force peut emprunter pour converser avec notre monde. Il est en
effet difficile d’imaginer que les apparitions de Dave sur l’Île et en dehors, et celles d’Eko et de Charlie en dehors, étaient le fait de Jacob. Ajoutons à cela que deux choses dans la
réapparition d’Isabella sont très ambiguës. Tout d’abord, Jacob s’est toujours présenté à Hurley en tant que tel ; et deuxièmement, la phrase d’Isabella « we are already
together »
peut être prise de deux manières antagonistes (soit « je suis toujours restée dans tes souvenirs », soit une continuation de la phrase d’Isabella n°1
« this is hell, we are dead »). Les solutions Jacob et Île sont alors renvoyées dos à dos, sur un même pied d’égalité, tout comme le sont les solutions MiB et Île pour 1867.

Conclusion : soit Isabella est en 1867 comme en 2007 un produit de l’Île, soit elle a été utilisée par le MiB en 1867 puis par Jacob en 2007, à chaque fois dans le même but – manipuler Richard
pour tuer l’adversaire.

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