• Le temps des grâces, de Dominique Marchais (France, 2009)

Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!

Où ?

Au MK2 Beaubourg

Quand ?

Mardi dernier

Avec qui ?

MaFemme

Et alors ?

 

Ayatollahs indéfectibles et fanatiques du marché tout puissant et du laisser-faire économique, passez votre chemin. Car Le temps des grâces, documentaire d’exception qui indique
ce que toutes les œuvres de ce genre devraient être, milite pour un changement radical de perspective ; pour une cure de « dé-productivisme » face à l’outrance aveugle avec
laquelle nous ravageons les terres fertiles. Le film est admirable dans sa progression vers ce message. Sa construction brillante et sa voix maîtrisée font littéralement émerger celui-ci de
lui-même
à mesure que le film avance. Par rapport au format plus habituel du documentaire-tract, ou du documentaire-pamphlet, l’ordre des étapes est inversé : d’un enchaînement thèse –
exemples – conclusions (lesquelles vont, oh surprise, dans le sens de la thèse énoncée en préambule) facilement écrasé par le poids de ses présupposés et facilement rejetable pour la même raison,
on passe ici à une progression partant d’exemples précis ; en tirant des conclusions directes ; et ouvrant alors, et alors seulement, sur une thèse bien plus difficilement ébranlable.

graces-1

Le réalisateur Dominique Marchais démarre ainsi son enquête sur le monde rural français au plus bas niveau, au côté de ceux qui en sont les acteurs les plus naturels (sans jeu de
mots), les plus évidents : les agriculteurs. Sa démarche à leur encontre est distincte de celle de Raymond Depardon dans sa série de Profils paysans, car il ne se positionne pas sur le terrain de
l’intime, du vécu individuel de ses interlocuteurs. Il les filme d’ailleurs le plus souvent en très gros plan, précisément pour les extraire de leur environnement et ne faire s’exprimer que leur
intellect. A ce moment du film, Marchais n’est pas – encore – non plus cousin du Mondovino de Jonathan Nossiter, aucune prise de position ne se faisant jour. Tel un greffier ou un
chercheur, il se contente de recueillir scrupuleusement les récits, les avis des uns et des autres sur la révolution subie par leur métier après la Seconde Guerre Mondiale. Le Plan Marshall des
libérateurs américains amena alors les machines, les engrais, les pesticides, autant de facteurs permettant de maîtriser la nature plutôt que de s’adapter à ses singularités – et cela de manière
tellement soudaine que la question de la pertinence d’un tel renversement de dogme n’eut pas le temps d’être posée.

 

Mais à une exception près, toute proche d’y tomber, aucun des témoignages qui composent cette première partie du Temps des grâces ne se perd dans un passéisme confortable et vain.
Certains agriculteurs consentent pleinement au nouvel ordre des choses qui fait d’eux des rouages commutables d’un système gigantesque et mondialisé. Les autres en admettent bon gré mal gré la
position dominante, tout en gardant intact leur sens critique à son égard. Les observations et raisonnements qu’ils partagent avec nous, par l’intermédiaire du réalisateur jouant à dessein le
rôle d’un Candide aux questions basiques, sont dès lors particulièrement instructifs. Le prodige du cinéma documentaire se manifeste dans Le temps des grâces comme rarement :
la parole y est donnée à des personnes n’ayant autrement jamais l’occasion de s’exprimer avec une telle liberté. L’acuité de ce que ces gens ont à dire sur leur métier et leur cadre de vie vient
à nous sans entraves (pas de limitation abusive de durée, pas de ligne directrice prédéfinie à respecter). Ils évoquent l’uniformisation des variétés de culture et d’élevage, la mutation des
aspirations personnelles des agriculteurs – qui en ont maintenant, comme nous tous au sein de la société de consommation et de loisirs –, les répercussions à leur niveau des nouvelles politiques
d’aménagement du territoire et des paysages. Dans tous les cas, ils reproduisent à plus petite échelle le mode opératoire du film dans son ensemble, consistant à extraire des enseignements
le moins partisans possibles à partir de faits concrets – de la terre.

graces-3

Avec ce premier groupe de témoins, Marchais nous maintient volontairement à la surface des événements, des sols. La bascule vers une exploration en profondeur, à la recherche des racines et de
leurs ramifications souterraines, s’opère dans une séquence où s’effectue physiquement ce forage. Le cinéaste filme deux microbiologistes venus analyser les sols d’une propriétaire d’un vignoble
en Champagne. Avec eux, on quitte les terrains agricoles pour pénétrer les bureaux et laboratoires des protagonistes indirects que sont les biologistes, agronomes, décideurs politiques,
écrivains… Autant d’individus qui planifient en amont et étudient en aval le monde rural, et en ont donc une vision plus globale et plus théorique. A travers leurs paroles, et leurs accusations,
la thèse du Temps des grâces se révèle au grand jour ; mais toujours en suivant une progression rigoureuse, et en prenant appui sur les éléments enregistrés auparavant. Il
n’est ainsi, et c’est là un point primordial, jamais question de jeter au visage du spectateur des opinions élaborées « hors-sol ». Le lien le plus direct entre observation et
conclusion est fait par le duo de microbiologistes, qui à partir de leur examen des sols arrivent à un verdict sans appel : « C’est propre [i.e. sans parasites, insectes,
herbes non désirées, bactéries…], donc c’est mort ».

 

graces-4Les autres intervenants suivent la même ligne de pensée,
dénonçant la traînée de mort qui accompagne la quête de perfection et d’uniformisation s’étendre dans de nombreuses directions – mort du mode de vie rural, mort de la biodiversité, mort d’une
partie de l’héritage culturel d’un pays. Pour ces témoignages, la connexion avec le début du film se fait par l’intelligence du montage, qui fonctionne comme une caisse de résonance entre les
analyses qui y sont exposées et le vécu des paysans rencontrés dans la première partie. Il revient à nos oreilles des expressions (« producteur de minerai ») et des faits (un hectare de terre
agricole urbanisée, c’est un hectare sur lequel on ne cultivera jamais plus) qui se retrouvent soudain placés dans un cadre plus vaste. Là, ils se ramifient entre eux et dessinent un tableau
d’une formidable densité. Dans sa dernière partie, Le temps des grâces orchestre autour d’un même sujet les points de vue de disciplines aussi diverses que l’agronomie, la
biologie, la philosophie, les sciences sociales… et la politique. C’est vers celle-ci que le film et ses témoins se tournent pour maintenir une lueur d’espoir, car elle seule a l’autorité et
les moyens suffisants pour donner le coup de gouvernail indispensable à l’infléchissement du cours des choses. Et ainsi revenir à un agencement plus équilibré entre le rural et le périurbain ;
entre le naturel désormais maté et l’artificiel toujours plus écrasant. [Cette conclusion du retour nécessaire du politique, le documentaire The 11th hour y arrivait déjà en ce qui concerne le réchauffement
climatique].

 

On ressort de la salle plus intelligent que l’on y était rentré, car Marchais parvient brillamment à mener sans schématisation ni lourdeur cet assemblage complexe – ce qui mérite tous les éloges.
Sa mise en scène du liant du film que sont les transitions entre les différents dialogues est elle aussi remarquable. Il fait durer ces plans plus que le strict nécessaire afin de pouvoir, par
ses choix de positionnement et de mouvement de caméra, leur donner à chacun un sens propre. Un panoramique ou un zoom arrière dévoile ainsi mieux qu’une longue diatribe la progression du
rouleau-compresseur des lotissements pavillonnaires anonymes sur les terres cultivables. Le dernier plan du film est l’aboutissement de cette démarche. Nous y voyons un cadre de nature idéalement
préservé : un bout de prairie non modelé par l’homme, noyé dans un brouillard compact, à travers lequel on distingue au second plan quelques vaches. Mais qui peut nous assurer qu’en ouvrant ou
décalant le cadre, nous ne nous retrouverons pas face à face avec une nouvelle illustration de linexorable standardisation humaine actuellement à l’œuvre ?

graces-2

Les commentaires sont fermés.