• L’esquive, d’Abdellatif Kechiche (France, 2004)

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Où ?
À la maison, en DVD de seconde main acheté après La graine et le
mulet
.

Quand ?
Quelques jours avant Noël

Avec qui ?
Ma femme

Et alors ?

La sortie récente de La graine et le mulet (encore en salles, venez participer à son beau succès – déjà 400 000 entrées – si vous ne l’avez pas encore fait) est
l’occasion de revenir sur le précédent choc créé par Kechiche : L’esquive, venu chiper les César qui comptent (film, réalisateur, scénario) au nez et à la barbe des
grosses productions fadasses qui avaient alors eu l’arrogance de venir réclamer un adoubement artistique en complément de leur succès commercial prémédité – Les
choristes
, Un long dimanche de fiançailles. Revoir L’esquive 3 ans plus tard, c’est se rendre compte que le film, loin d’être un
coup isolé, contenait déjà en lui la philosophie de cinéma du cinéaste, son exigence, sa maîtrise, sa manière de penser et de faire. Et si l’on peut voir en L’esquive un
« brouillon », c’est uniquement car son successeur est un incroyable chef d’œuvre. L’esquive n’a rien de mineur ni de surévalué, c’est lui-même un grand film
qui mérite sans contestation chacune des récompenses obtenues.

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La structure du récit préfigure clairement celle de La graine et le mulet : plusieurs grappes de personnages qui se croisent à peine mais entre lesquelles le
héros fait le lien ; des lieux de tournage en nombre limité, très associés à une figure ou à un groupe et qui en deviennent une sorte d’extension naturelle ; et pour porter
l’intrigue, intégrer la fiction dans ce monde, un projet à l’ambition de toute évidence démesurée au regard des talents du héros. Ici, le nerf de la guerre est la passion adolescente de Krimo
pour Lydia, qui le pousse à intriguer auprès d’un copain de classe pour prendre son rôle dans la pièce de théâtre dans laquelle joue la belle. La pièce en question, Le jeu de l’amour et du
hasard
de Marivaux, est l’occasion – un peu artificielle mais bien exploitée – pour le réalisateur d’ouvrir la porte à ce qui semble être l’un de ses thèmes de prédilection (puisqu’il
tient à nouveau une place prépondérante dans La graine et le mulet) : la maîtrise ou non du langage, et les inégalités persistantes que cela crée entre les
individus.

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L’énergie des jeunes héros du film, qu’elle soit sentimentale, revendicative ou artistique, est en permanence bridée par le vocabulaire trop limité dont ils disposent. Ce clash inévitable entre
fougue et impuissance est le moteur de toutes les longues scènes de dialogues que L’esquive contient – divergences de vues sur l’interprétation d’une scène de la pièce,
dispute autour d’un garçon que 2 filles convoitent… Aussi volontaires ou énervés soient-ils, les personnages se retrouvent vite à tourner en boucle, butant sur les mêmes nuances, recyclant les
mêmes formulations. Si Kechiche dresse donc un portrait sans concession de la banlieue, c’est en s’appuyant sur un principe universel plutôt que sur des clichés éculés et mensongers : il est
difficile voire impossible d’échapper par le haut à la place qui vous a été assignée.

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Le regard porté par le réalisateur sur cette banlieue devenue gros mot emblématique pousse d’ailleurs à considérer les conflits qui émaillent L’esquive non pas comme
internes à ce lieu de vie, mais comme une transposition des vexations que vivent en permanence ceux qui y habitent lorsqu’ils se confrontent au reste de la société. Ces vexations sont
cristallisées de manière explicite une seule fois, dans une séquence de contrôle de police abrupte et terrifiante, qui rappelle que le totalitarisme n’est que l’étape suivante de la mise à
l’index d’une partie de la population au profit d’une autre. Mais Kechiche refuse de se laisser ligoter par une possible fatalité : la vie continue après l’intervention policière, et les
beaux projets aboutissent – la pièce de théâtre, moyen de sortir de sa condition et de faire dialoguer les classes sociales, est jouée.

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Un autre refus, primordial, de Kechiche est celui de la dépréciation de la banlieue. Le quotidien pas toujours rose ni correct de la vie dans une cité (les objets tombés du camion, les rapports
conflictuels garçons/filles, les discussions par interphone, les pères en prison…) est exploité dans le scénario, mais sans en être le centre, dans le style « voyons comment ces gens
peuvent bien vivre là-bas ». Ils y vivent, tout simplement, et ont autant le droit qu’ailleurs à ce que leur cadre de vie soit un terreau pour la fiction. Cet emploi du cinéma comme
échappatoire à une vie anonyme et ingrate, qui sera encore au cœur de La graine et le mulet, est ce qui rend les films de Kechiche si précieux. Il galvanise les
personnages, élevés le temps du récit à un rang bien supérieur à ce qui leur est initialement destiné ; les acteurs, souvent amateurs et qui se voient offrir des rôles magnifiques ; et
les spectateurs, subjugués par ce mélange d’exaltation et de maitrise.

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