• Les moissons du ciel, de Terrence Malick (USA, 1978)

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heaven-1Où ?

Au Max Linder Panorama, où le film est ressorti dans une copie restaurée superbe (ce qui a son importance, au vu de la splendeur plastique des Moissons du ciel). Il
passe encore en ce moment à la Filmothèque du Quartier Latin

Quand ?

Un samedi matin mi-juillet, à 11h

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

 

Les moissons du ciel est une source d’étonnement permanent pour le spectateur de moins de trente ans que je suis (cela doit marcher aussi pour les moins de quarante ans,
que je n’imagine pas voir Les moissons du ciel à huit ans ou moins), habitué à voir en Terrence Malick un faiseur de films au long cours, dépouillés, où les émotions
affleurent lentement. Loin de ce modèle à l’œuvre dans La ligne rouge, Le nouveau monde et probablement dans le Tree of
life
à venir, Les moissons du ciel est un film resserré, sec, violent dans ses ellipses et autres compressions qu’il impose à son récit. Cette approche
différente est commandée par un fait de scénario : Malick se confronte dans cette histoire à son époque, ou en tout cas aux fondements de celle-ci, alors qu’il n’aura de cesse par la suite
de la fuir, de l’esquiver. Les moissons du ciel se déroule au début du 20è siècle, quand l’Amérique naît avec l’expansion de la révolution industrielle et de ses
machines en tous genres. Les moyens de transport – train, moto, avion même – et surtout de production s’en trouvent métamorphosés, et leur puissance décuplée au risque de les voir surclasser
l’homme et l’opprimer.

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De fait, Les moissons du ciel est l’élément le plus visuel de la vague que la bande du Nouvel Hollywood fit déferler sur le cinéma américain dans les années 70, et qui
consistait à capter historiquement et géographiquement l’âme et la démesure de cette Amérique des bâtisseurs de la société actuelle :  Bonnie & Clyde d’Arthur Penn, les Parrain (surtout le 2) de Coppola, La porte du
paradis
de Cimino, Gangs of New York  de Scorsese aussi, réalisé en
2002 mais écrit à cette même époque. Malick n’intellectualise pas sur les effets de la révolution industrielle, pour en tirer un examen politique. Il exhibe simplement la réalité vécue par ses
personnages, dans sa fureur visuelle et sonore face aux hauts fourneaux de l’aciérie à Chicago dans la première scène, puis aux côtés des engins agricoles qui exécutent la plus grande partie des
tâches de la moisson et impriment un rythme d’enfer aux saisonniers pour le reste. Ces machines occupent tous les espaces : elles sont volumineuses, assourdissantes (les dialogues sont
littéralement inaudibles dans les scènes qui se déroulent dans leur voisinage), et exigent des humains un soin constant, pour les nourrir entre autres. Dans ces conditions, le reste de
l’existence doit être vécu fugacement, hâtivement, dans les interstices qui vous sont laissés. Système violent, que Malick exprime violemment dans son montage en se débarrassant de tous les
débuts et fins de scènes. Evénements et paroles sont réduits à leur plus lapidaire expression, car le temps est compté pour tous. Le triangle amoureux au cœur du récit, entre les deux vagabonds
Bill et Abby et le propriétaire de l’exploitation agricole (Richard Gere et Brooke Adams, et Sam Shepard, aux physiques étonnamment peu américains et irradiant tous d’une jeunesse à la fois
souveraine et vulnérable) file ainsi par à-coups brutaux, de sa formation à son implosion dans le sang. Les périodes de latence, de mise en place puis de durcissement des rancœurs et jalousies,
n’ont pas le temps de s’établir, leur terme doit déjà être consommé – ou plutôt consumé.

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Le film pourrait être encore plus concis et dépouillé, sans quelques ajouts faits par Malick et qui paraissent plus superflus qu’utiles : les dix minutes de flottement à l’entame du dernier
acte, avec l’arrivée inopinée d’un trio externe et pas vraiment exploité ; la voix-off un peu gauche. En dehors de cela, le mouvement impérieux des Moissons du ciel
est celui de la fuite en avant des êtres, qui traduit leur volonté de prendre de vitesse le tempo déjà fou de leur époque des machines, et qui est vouée à l’échec. Elle ne conduit qu’à leur
évaporation – une disparition soudaine, sans jamais avoir influé sur le monde et sur le récit. La mort violente est une de ses formes, mais un simple éloignement physique peut avoir un effet tout
aussi considérable : l’exil de Bill en plein milieu du film, sans que l’on sache ce qu’il a pu accomplir ou subir dans cet intervalle, et encore plus la dérobade d’Abby à la fin en sont les
preuves. Fuir et disparaître, c’est aussi ce que Malick lui-même a fait dans la foulée de son héroïne après Les moissons du ciel en prenant deux décennies de congé
sabbatique avant de présenter un nouveau film.

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Un aspect sur lequel Les moissons du ciel rejoint les longs-métrages plus récents du cinéaste est sa grande sensibilité à la beauté des éléments naturels. Des plus
petits détails (les gros plans d’insectes, de plantes) aux panoramas les plus étendus, Malick embrasse tout et le célèbre sur pellicule. Les visions qu’il offre des grands espaces de l’Ouest
américain et des variations du ciel qui les surplombe sont d’une incroyable splendeur. Alors que l’on s’extasie (moi le premier) sur ce que permettent d’obtenir aujourd’hui les caméras numériques
HD, il y a trente ans de cela Malick et son directeur de la photographie Nestor Almendros apportaient la preuve de tout ce que le format 35mm classique peut offrir, en lumière naturelle qui plus
est. On en reste sidéré. Le grand incendie qui dévaste la plantation est l’apothéose de ce dessein. Il ne sert pas juste d’arrière-plan soulignant visuellement l’embrasement durant cette même
nuit des passions des personnages ; il est supérieur à cette flambée, il en est peut-être même la source. Ce feu qui n’en finit pas de brûler (la séquence s’étire sur une durée
extraordinairement longue, après avoir déjà été introduite par une inexorable et symbolique invasion de sauterelles) semble être la conclusion sauvage de tout ce qui occupait auparavant la Terre,
et le baptême bouillonnant de tout ce qui en héritera.

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