• Le classique du jour (Oscar 1954 ; avec moins d’enthousiasme que hier): Sur les quais, de Elia Kazan (USA, 1954)… et un petit mot sur la saison 2 de The wire

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Quand ?

Vendredi soir

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Seul

Et alors ?


Dans la carrière d’Elia Kazan, Sur
les quais
se situe à la croisée des chemins entre le réalisme noir des premières œuvres (Panique dans la rue) et le mélange de flamboyance visuelle et de tourments moraux
de ses plus beaux films à venir (A l’Est d’Eden, Splendor in the grass). La transition de l’un à l’autre genre se retrouve même de manière explicite au
sein du film, entre son premier tiers et l’heure qui suit. L’ouverture du récit, menée tambour battant et au plus près des travailleurs qui arpentent les docks de Hoboken, dans le New Jersey,
nous plonge sans réserve dans le quotidien de ces personnages, où le chantage et le racket du syndicat mafieux s’ajoutent à la dureté intrinsèque de la tâche. Règlement de comptes meurtrier, loi
du silence et intimidation par la violence des ouvriers constituent le manège infernal du premier acte. Lequel est mené par Kazan avec l’efficacité tranchante à l’œuvre dans le sous-genre
« réaliste » des films noirs de cette époque (par exemple Les bas-fonds de Frisco) – tournage en extérieurs réels, intrigue qui se nourrit du quotidien d’un groupe
professionnel, personnages d’anonymes filmés sans glamour et à hauteur d’homme.

Après nous avoir ainsi happé dans l’ambiance suffocante de son histoire, Kazan réoriente celle-ci sur un terrain intellectuel et moral, traitant de l’affrontement en cours – entre la chape de
plomb maintenue par la direction du syndicat et les volontés de rébellion de certains – à travers le prisme de la relation bouillonnante entre Terry (Marlon Brando) et Edie (Eva Marie Saint). En
plus de l’atmosphère saturée de sensualité que les deux héros – et les deux acteurs – génèrent, et qui préfigure pas mal de couples à venir dans la carrière du cinéaste, leur face à face se
déroule également sur le terrain des valeurs. À l’acceptation passive et par défaut par Terry de la loi du plus fort (conservatrice) imposée par le syndicat, Edie confronte une vision
progressiste de la société, basée sur la fraternité et la solidarité, qui fait peu à peu son chemin dans l’esprit de Terry.


Cette opposition entre gauche et droite et la culpabilité qui ronge Terry (c’est lui qui a attiré le frère d’Edie, désireux de lutter contre le racket, sur le toit où les hommes de main du
syndicat ont réglé son compte) sont autant de fenêtres grandes ouvertes sur la conscience de Kazan, membre du parti communiste et délateur lorsqu’est survenu le maccarthysme. La sincérité des
convictions politiques et le désir de repentance du réalisateur sont dès lors évidentes, et se doublent dans la suite du film d’une application toujours aussi évocatrice des codes du film noir,
faisant alors de Sur les quais un alliage spectaculaire de Panique dans la rue, de tragédie antique et de West Side Story (les immeubles des
quartiers populaires, la musique de Leonard Bernstein). Mais la conclusion du film fragilise ce bel édifice par sa lourdeur et son manichéisme. Qu’il s’agisse d’une position personnelle ou d’une
voie requise par le studio, la fin se plie aux conventions hollywoodiennes en faisant du héros une caricaturale figure christique victorieuse. Quant à l’objectif de sa lutte (un rapport d’égal à
égal entre salariés et patrons), il apparaît aujourd’hui comme idéaliste et totalement obsolète au regard des débordements actuels inhérents au capitalisme et à la crise qui les sanctionne…

Sur les quais trébuche donc sur la dernière marche ; de toute manière, il serait absurde de compter sur un film datant de plus de cinquante ans pour décrypter la situation
politique et économique actuelle. Pour cela, on peut compter sur l’exceptionnelle série The wire. Et plus particulièrement, pour le cas qui nous intéresse, sur sa deuxième saison. Le lieu et
les personnages d’une des intrigues qui la traversent renvoient directement au scénario de Sur les quais : le syndicat des docks de Baltimore qui tente, contre l’automatisation
des tâches et la baisse inexorable du nombre de cargos à décharger, de maintenir un niveau de ressources acceptable pour chacun de travailleurs. Le recours aux trafics en tous genres devient
l’unique et dramatique alternative… la différence majeure étant qu’il n’est plus question de profit mais de survie.


Le potentiel tragique du show, déjà époustouflant dans la première série, passe dès lors un nouveau cap pour atteindre des hauteurs stratosphériques. Quelque soit le mal commis par le
chef du syndicat et par ses fils et neveux (par lequel biais les scénaristes, en état de grâce, traitent de sujets d’actualité brûlante comme l’immigration clandestine ou l’impérissable trafic de
drogue), il est impossible de ne pas garder dans un coin de la tête leur propre sort peu enviable. En montrant que ce sont toujours les petits et jamais les gros malfrats qui payent les pots
cassés (sans même parler de la corruption des élites), The wire colle malheureusement tout à fait à la réalité. Et sa deuxième saison est le grand récit tragique du début du 21è
siècle.

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