• J’ai très mal au travail, de Jean-Michel Carré (France, 2007)

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Où ?

A la maison, en DVD zone 2

 

Quand ?

Ces dernières semaines pour le film puis les bonus

 

Avec qui ?

Ma femme

 

Et alors ?

 

Diffusé l’an dernier sur Canal+ et dans les salles de cinéma, le documentaire J’ai très mal au travail proposait une réflexion poussée et solidement argumentée sur les dérives
récentes du monde de l’entreprise – rationalisation et déshumanisation des processus, management par la peur, course effrénée à la performance et à la rentabilité, etc. Le film est construit
selon un très intelligent double mouvement de dézoom puis de zoom, qui part des salariés pris individuellement pour monter vers l’entreprise comme structure globale, avant de redescendre vers les
personnes qui la composent.

 

De manière faussement neutre, Carré démarre en s’intéressant à l’obsession moderne des entreprises à scruter non seulement à ce que ses employés produisent mais également à ce qu’ils sont, ce
qu’ils pensent. En creusant un peu le sujet, le réalisateur tombe sur des exemples édifiants – les salariés de Dassault Aviation qui montent un spectacle musical à la gloire de leur entreprise,
et déclarent benoîtement que cette initiative a eu un écho très positif auprès de la direction – et déterre la motivation qui se cache derrière cette attention nouvelle : remplacer les
valeurs traditionnelles, constitutives, par ses propres valeurs servant ses propres intérêts. A partir de là, la pelote se déroule d’elle-même. Elle mène directement au précepte de plus en plus
prégnant du management par la peur, par la brutalité morale (contrôle permanent des performances, mise en concurrence des équipes voire des personnes, surveillance par le biais des nouveaux
moyens informatiques…) dont le but est d’écraser les velléités individuelles et les rébellions potentielles… afin précisément de rendre le terrain plus favorable à cette inculcation de
nouvelles pseudo-valeurs.

 

L’horizon ultime de la manœuvre étant la « guerre » économique dans laquelle se sentent aujourd’hui engagées les entreprises à l’échelle mondiale, et qui les encourage à transformer
leurs salariés en soldats d’une armée disciplinée et indéfectible. Une fois cette clé de compréhension explicitée, J’ai très mal au travail retourne à son sujet de départ, les
salariés, pour montrer les conséquences désastreuses que ce dessein global, venu d’en haut (la financiarisation de l’économie, le dogme du retour sur investissement mirifique et immédiat) leur
fait subir en silence, chacun isolé dans sa condition et dans sa souffrance. Incapables de se défendre, mais également incapables de se regrouper pour être moins vulnérables, ces hommes et ces
femmes retournent leur exaspération et leur aigreur contre eux-mêmes, de dépressions et autres troubles physiques en – dans le pire des cas – tentatives de suicide.

Très bien documenté (publicités, reportages TV…), faisant intervenir des spécialistes – psychologues, chercheurs, avocats – clairs dans leurs discours et passionnants dans leurs analyses, et
ayant mené des enquêtes sérieuses sur le terrain (auprès de salariés d’usines ou de call centers), J’ai très mal au travail ne pêche en définitive que par sa contrainte de tenir
dans une durée étriquée : 85 minutes tout compris. L’échange enrichissant entre les différentes composantes que je viens de lister laisse dès lors parfois la place à une sensation de zapping
excessif, qui passe trop vite sur certains points de son sujet. C’est là que l’interactivité du format DVD apporte un véritable plus, en adossant au film les versions non coupées des
interventions de quatre des personnes ayant collaboré à J’ai très mal au travail. Les trois premiers se trouvent sur le même disque que le film, et la durée combinée de leurs
témoignages égale celle de celui-ci. La psychologue Marie Pezé nous éclaire sur l’inscription du travail dans une histoire – celle de sa répartition géographique et/ou sexuée, des spécificités du
corps de métier -, ce qui lui donne un sens, une raison. Les nouvelles formes d’organisation du travail arrachent ce dernier à ce contexte, et à la transmission qui l’accompagne. L’acte de
travail se trouve dès lors réduit à une simple succession de gestes mécaniques, sans horizon. Plus grave, le travail ne sert plus de lien social, collectif ; bien au contraire, on assiste à
un processus de banalisation du mal (pratique de plus en plus marquée de la terreur psychologique, du harcèlement, des entretiens-interrogatoires) et de techniques ayant pour but avoué de
« plier la volonté des gens », qui mènent à une insensibilisation à la douleur de l’autre.

Les propos de Maguy Lalizel, ex-ouvrière chez Moulinex entrée là-bas à 18 ans et virée avec tous les autres au moment du dépôt de bilan, complètent par un exemple concret cette analyse, au
travers de son parcours démarré par un « chez moi, tout le monde allait à l’usine » et conclu sur un angoissant « je sers à quoi ? ». Quant au
politologue Paul Ariès, il porte le débat sur un terrain plus philosophique en dénonçant un mouvement généralisé de « sacralisation du profane » – c’est-à-dire l’argent pour
l’argent, la consommation, l’illusion d’une croissance infinie qui rejoint le vieux rêve de toute puissance humaine. Le plus grave à ses yeux étant la désagrégation de tous les contre-pouvoirs
potentiels à cette force, qui fait que plus aucune limitation à cette démesure ne semble actuellement exister.

 

Le quatrième et dernier intervenant, le chercheur Christophe Dejours, est placé en solo sur un second disque, son intervention durant une heure trois-quarts. Dont il est conseillé de ne pas rater
une miette, tant l’homme est précis et pointu dans son exposé. Dans un premier temps, il décrit comment le travail constitue un outil de développement de soi, autant dans l’apprentissage de la
vie en société – les règles à suivre – que dans l’affirmation individuelle – savoir biaiser ces règles lorsque le quotidien nous y force. La deuxième partie de son discours examine la mise à mal
de cette définition du travail qui est au cœur de J’ai très mal au travail, et plus particulièrement ce qu’elle dit de nous et de notre société. Dejours insiste tout spécialement
sur un point crucial : le système actuel repose sur le zèle des gens, de nous tous. L’évaluation des performances ne peut ainsi fonctionner que tant que ceux qui y sont soumis sont d’accord
pour l’être. Nous sommes donc tous responsables de cette transformation du travail en quelque chose d’autosuffisant, qui devient une fin en soi au lieu d’être au service de l’homme, de sa
culture, de ses civilisations. Il s’agit là d’une forme de décadence, qui ouvre d’ors et déjà sur des possibilités de dérives totalitaires tangibles : des comportements barbares, une entreprise
de destruction de la culture, la création d’une pensée unique (suffisamment rusée pour ne pas chercher à empêcher la critique, mais la désamorcer)…

Dejours achève son raisonnement sur le cas des jeunes qui se savent exclus du monde du travail, et chez qui toutes les violences et les aigreurs générées par ce nouveau monde se cristallisent. Se
sachant rejetés « hors du monde », hors de la communauté des hommes, ils combattent cette situation d’exclusion et de souffrance en y répondant par un rejet tout aussi haineux
de ces « valeurs ». L’école paye alors par ricochet, puisqu’elle est la porte d’entrée vers ce monde inaccessible. La forme extrême de ce rejet est la violence physique, la virilité
exacerbée dans une attitude presque militaire. L’escalade de la terreur, des affrontements de plus en plus violents avec la police montre qu’il n’y a pas de solution à espérer par la voie de la
répression. D’autant plus que le rôle originel de la police n’est pas de régler des problèmes globaux, qui s’étendent à toute une catégorie de personnes (surtout lorsque cette catégorie est aussi
vaste que la population des banlieues) ; elle est là pour s’occuper de difficultés ponctuelles, posées par des gens isolés, se trouvant en marge du concept même de société.

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