• Gangs of New York, de Martin Scorsese (USA, 2002)

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A la maison, en DVD zone 2

Quand ?

Samedi soir

Avec qui ?

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Et alors ?

 

La première image de Gangs of New York nous vient des profondeurs de la terre, et des profondeurs de l’histoire de l’humanité. Elle fait s’éveiller
le film dans une grotte obscure, suintante, fangeuse, que l’on imagine se situer à une distance terrible de la surface et que l’humanité occupe en l’état, en ne l’ayant qu’au minimum façonnée
selon ses besoins. [Dans cette grotte, sous le regard de son fils, un homme se prépare avant une bataille ; et quand il se rase, c’est à un troisième commencement que les gros plans sur la
lame crissant contre la peau font écho : celui de la propre carrière de Scorsese, qui débuta par un court-métrage culte prénommé The big shave]. Cette introduction n’a rien d’une pose esthétique. Elle conditionne l’intégralité
du récit qui va suivre, et qui est essentiellement constitué de cette même boue primitive. Et le film n’atteindra sa conclusion qu’une fois cette servitude de l’homme envers la nature
brisée ; car il s’agit là de la rupture indispensable pour que le dernier plan, un montage en accéléré de l’évolution du paysage urbain de Manhattan de 1862 à l’orée du 21è siècle, puisse
exister.

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La précision dans l’année à laquelle se situe l’action de Gangs of New York a son importance. Elle ajoute au chaos matériel encore de mise à cette
époque, qui est sur le point de faire le grand bond en avant de la Révolution Industrielle, un désordre de nature politique. Les USA sont alors en pleine Guerre de Sécession, qui est elle aussi
le dernier monument d’un monde bientôt révolu ; un monde où les USA ne sont pas une superpuissance soudée et tendue vers son but de progrès et d’hégémonie mondiale. En 1862, les
protagonistes du film se débattent dans ce double capharnaüm, lequel se manifeste visuellement dans leur lieu de vie, le quartier des Five Points. Ce n’est plus la grotte du prologue, puisqu’ici
on évolue à l’air libre et on vit dans des maisons érigées par la main de l’homme. Mais ce n’est pas encore la ville florissante de l’épilogue (qui ingèrera à la fin du 19è siècle les Five
Points, qui reposent désormais sous Foley Square) : la boue y est toujours omniprésente, les mauvaises herbes et les rochers affleurent sous les maisons et entre les rues. L’immense mérite
de Scorsese est de nous présenter intacte l’extrême rudesse des conditions de vie inhospitalières de l’époque préindustrielle, sans eau courante, électricité et autres sources du confort moderne.
Sans être nécessairement nié, cet aspect est fréquemment minimisé dans les films remontant de la sorte dans le temps, sous l’effet d’une tendance compréhensible à plaquer naturellement notre
perception contemporaine du monde sur les existences et les environnements de ces personnages. En dehors de There will be blood et de la série
Deadwood, aucun autre exemple d’une telle application dans la reconstitution ne vient à l’esprit.Gangs of New York y trouve une unicité et une frontalité
qui entament le mur protégeant les émotions du spectateur de ce qu’il voit à l’écran.

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Dans Gangs of New York, la pression des conditions d’existence et celle de la grande Histoire sont telles que l’histoire particulière des
protagonistes est forcée de s’y plier, de bifurquer quand les événements l’y contraignent. Le mélange du macroscopique et de l’intime qui en sort est ici aussi réussi par Scorsese qu’il est raté
dans le récent Shutter island. Dans ce dernier, la dépression et la folie du personnage central ne se synchronisent jamais de
manière convaincante avec l’ambition d’observer l’époque – la conclusion de la Seconde Guerre Mondiale, le traumatisme indépassable des camps de la mort, la paranoïa naissante de la Guerre
Froide ; Gangs of New York donne à voir le contraire. Le double désir de vengeance et d’identification d’Amsterdam / DiCaprio à l’encontre de Bill Cutting / Day-Lewis (Bill a
tué le père d’Amsterdam ; mais il est aussi un chef respecté et charismatique, un exemple de réussite – tout ce que l’on peut attendre d’un père de substitution) se joint naturellement aux
passions qui se déchaînent à plus grande échelle. Le conflit particulier entre les deux hommes se fond ainsi dans le tumulte engendré par l’aversion réciproque et constante que se vouent les
gangs des Natives (formé par des américains « de souche », descendants des Wasps originels) et des Dead Rabbits (rassemblant des irlandais fraîchement immigrés aux USA). A de nombreuses
reprises, cette partie du film résonne avec l’actualité de nos pays développés qui, de part et d’autre de l’Atlantique, doivent trouver le moyen de composer avec leur statut de terre
d’immigration sans tomber dans des réactions nauséabondes – du genre sentiment de supériorité arrogant et agressif, invention d’une identité nationale figée qui exclut les nouveaux
arrivants.

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La terminaison de cette querelle haineuse se verra elle-même vidée de son sens et submergée par le soulèvement populaire s’emparant au même moment de la ville de New
York, contre la conscription que veut imposer l’armée de l’Union. Les différents niveaux de récit s’élèvent donc en parallèle, se relaient au premier plan, s’appuient sur les grandes scènes des
autres. Les intrigues de politique ou de société, et les affrontements qui les sanctionnent, y gagnent en incarnation et donc en attention ; les rivalités de personnes acquièrent de se
dérouler dans des contextes et des décors monumentaux, qui grandissent d’autant leur gravité et leur intensité. La tentative d’assassinat de Bill dans un théâtre bondé où l’on joue La case de
l’oncle Tom
, la fête donnée par les Natives dans une superbe pagode chinoise (l’occasion pour Scorsese-le-cinéphile de faire son remake-hommage de la grande scène de The Shanghai gesture), et même à un moindre niveau le
bal de la paroisse et les combats de boxe sur les docks jouissent de cet effet d’élévation – de cet effet du cinéma, en fait. Scorsese applique une mise en scène épique, bigger than life
(et fiercer aussi) à un sujet, un contexte, des personnages épiques et bigger than life. Le mariage ne peut que fonctionner, puisqu’il est en plus de passion plutôt que de
raison. Le penchant du cinéaste pour le bruit et la fureur est un medium parfait pour parler de temps troublés, de caractères brutaux, de lieux indociles. En particulier, ses effets de montage
sauvages font merveille dans les affrontements de bandes, ou même dans les moments plus calmes pour exposer sans traîner des situations et des promesses de conflits à venir.

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Mais Scorsese cultive aussi sa capacité à agencer des séquences plus calmes, lorsque l’instant exige de fonctionner sur le suspense et non sur la surprise. Le
plan-séquence à la grue résumant en un mouvement le destin tragique des émigrés enrôlés dès leur descente du bateau pour servir de chair à canon à l’armée de l’Union en est une. La confession
nocturne (presque aux frontières du rêve) de Bill à Amsterdam en est une autre. Là, c’est moins sur le montage que sur la composition de ce champ-contrechamp classique que Scorsese travaille pour
donner à la séquence une autorité et une ambiguïté immenses. Le rapprochement des deux ennemis, leur relation père-fils atteignent là leur maximum – un début de transmission s’opère sur
l’idéologie, le pouvoir, la sexualité même (Bill se tient en retrait sur une chaise, à distance du lit où Amsterdam dormait auprès de la femme avec qui il vient de coucher). Comme entre deux
aimants polarisés pareillement, le mouvement de rejet qui suit est proportionnel à cette proximité temporaire. Il embrase le dernier acte du film, élevant au rang de second climax ce qui
était parti pour n’être que l’épilogue.

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Avec Gangs of New York, Scorsese a réalisé une grande œuvre de cinéma, emballante, épuisante, vibrante ; vivante. On sent dans chaque plan
l’ardeur du cinéaste, son ravissement à concrétiser enfin ce projet auquel il pensait depuis les années 70 – et pour lequel il a conservé un engouement égal à travers les décennies, à entendre sa
volubilité dans un commentaire audio qu’il remplit d’autant d’éléments historiques qu’artistiques.

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