• Cycle Palmes d’or : les Palmes d’Or depuis Elephant

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Quelle année ? 
De 2004 à 2007

Quoi de spécial ?
Sur les 4 dernières années, 2 Palmes étaient selon moi tout à fait méritées : Le vent se lève de Ken Loach en 2006 et 4 mois, 3 semaines et 2 jours de
Cristian Mungiu l’an dernier. Par contre, je trouve que le Grand Prix du jury (la « médaille d’argent » du festival) était en 2004 et 2005 bien supérieur au film gratifié de la
récompense suprême. Du coup, plutôt que de Fahrenheit 9/11 (Michael Moore) et L’enfant (Luc & Jean-Pierre Dardenne), je vais parler de Old boy
(Park Chan-wook) et Broken flowers (Jim Jarmusch).

Et alors ?

2004

Découvert internationalement 2 ans plus tôt avec son terrifiant et splendide Sympathy for Mr Vengeance, Park Chan-wook débarque en 2004 à Cannes en outsider sérieux – d’autant
plus que Tarantino est cette année-là président du jury, et qu’une admiration réciproque existe entre les 2 hommes. Park n’est reparti qu’avec le Grand Prix du jury, mais une telle place au
palmarès est inespérée au vu du grand écart entre ce que propose Old boy et les œuvres habituellement prisées sur la Croisette.

Old boy n’est pas aussi carré, aussi « parfait » que le film noir d’une impitoyable pureté dans ses enjeux et son déroulement qu’était Sympathy for Mr
Vengeance
. Il est plus proche des films suivants de Park (en particulier son dernier en date Je suis
un cyborg
), avec lesquels il partage un même plaisir simple de raconter des histoires ouvertes à tous les délires et à tous les excès. L’éventuel choc infligé au spectateur n’est que
secondaire, et est plus lié au matériau (un manga) adapté qu’à une volonté marquée du réalisateur. Pour preuve, ce qui marque l’esprit au fil des visionnages n’est pas l’ultra-violence des images
mais le profond lyrisme du récit.

Le personnage principal, Oh Dae-su, a été enfermé pendant 15 ans dans une chambre d’hôtel sans en connaître la raison. Lorsqu’il est enfin délivré, il se rend vite compte que cette nouvelle
liberté n’est qu’illusoire : son kidnappeur joue au chat et à la souris avec lui en attendant patiemment qu’il trouve de lui-même le fin mot de l’histoire, dans ce qui ne constitue
finalement que la 2è mi-temps de la partie. Avec son scénario alambiqué et elliptique – l’explication finale est sacrément tordue, heureusement que le film a d’autres arguments à faire valoir -
et ses personnages irréels dans leurs motivations comme dans leurs agissements (au cours de sa captivité, Oh Dae-su s’est tellement entraîné physiquement qu’il est capable d’abattre à lui seul et
à mains nues une cinquantaine de sous-fifres mafieux au cours d’un plan-séquence époustouflant), Old boy est le fils bâtard d’un soap-opera et d’un cartoon de Tex Avery. L’absence
de doute et la fougue qui habitent Park lui permettent, assez miraculeusement, de tirer le meilleur des 2 genres, voire même d’en inventer un nouveau : le mélodrame (en y réfléchissant, tous
ses films sont des histoires d’amour) sanglant.

Des émotions profondes transparaissent ainsi dans certaines séquences disséminées tout au long du récit : le vertige mental engendré par le retour à la vraie vie, une scène de sexe très
belle, et surtout l’incroyable épilogue, qui parvient à apporter une touche finale apaisée et donc bouleversante – et à laquelle on croit ! – à une histoire pleine de fureur. Park fait agir
son héros selon le proverbe « Ris, et tout le monde rira avec toi ; pleure, et tu seras le seul à pleurer ». Les extravagances en tous genres de la mise en scène (le tracé
en pointillé à l’écran du trajet à venir d’un marteau vers des dents ; un poulpe mangé vivant…) et le rythme à marche forcée poursuivent ce même but : rire, surprendre, occuper le
terrain pour faire oublier les mauvais coups, les drames, la mort – lesquels reprennent violemment le dessus dans la dernière demi-heure, terrifiante catharsis à vif des 2 ennemis. C’est ainsi
que sous le vernis de la provoc se cache un véritable drame pascalien. Ça aurait bien mérité une Palme, non ?

 

2005

Le Bill Murray deuxième période, qui accole l’adjectif « triste » au terme « clown » qui définissait son début de carrière, est décidément une magnifique source d’inspiration pour les
réalisateurs américains. Après avoir apporté sa contribution au joyau de Sofia Coppola Lost in translation, l’acteur portait en 2005 Jim Jarmusch au zénith de son talent, couronné
par un Grand Prix du jury que beaucoup auraient vu transformé en Palme.

En faisant appel à Murray pour succéder à Roberto Benigni, Johnny Depp ou encore Forrest Whitaker comme héros d’un de ses films, Jarmusch a trouvé la prolongation parfaite de son ton doux-amer et
de ses récits qui avec le temps se font de plus en plus apaisés – Ghost dog, la voie du samouraï en étant la dernière preuve en date. Dans Broken flowers, Murray
passe de la seule Scarlett Johansson comme partenaire féminine à tout un casting, qui va de Sharon Stone à Jessica Lange en passant par Frances Conroy (Six feet under) et Tilda
Swinton. Au passage, la place prépondérante laissée aux femmes (signalons également Chloë Sevigny et Alexis Dziena dans des petits rôles) dans la progression du récit fait du film une magnifique
déclaration d’amour à celles-ci par cinéma interposé.

Ces 4 grandes actrices interprètent d’anciens amours du personnage principal, Don Johnston, qui décide de renouer contact avec chacune d’entre elles afin de découvrir qui a bien pu lui envoyer
cette lettre anonyme lui annonçant l’existence d’un fils qu’il aurait eu vingt ans plus tôt. Démarre alors pour Don un périple rocambolesque à la recherche d’hypothétiques indices pouvant se
recouper avec les maigres pistes dont il dispose – le papier (rose) et l’encre (rouge) employés, l’utilisation d’une machine à écrire pour rédiger la lettre. Des petits riens tellement banals et
qui ouvrent sur tant de possibilités (au moins deux des quatre femmes sont des « postulantes » très crédibles) que le prétexte au voyage se dilue dès lors très vite derrière ce qui intéresse
réellement Jarmusch, à savoir les retrouvailles forcément étranges entre Don et ses conquêtes passées. Le réalisateur fait ainsi sienne la maxime selon laquelle lorsque l’on cherche à atteindre
un but, le voyage en lui-même représente la moitié du plaisir : voir en ce sens la place importante donnée aux trajets de Don en voiture ou en avion, tandis qu’aucune des retrouvailles ne
dure plus d’une dizaine de minutes.

Les situations et dialogues concoctés par Jarmusch, associés au talent des acteurs et actrices, en font des scènes superbes et complexes qui charrient des sentiments variés, qu’il s’agisse de
complicité toujours vivace, de gêne, de haine rentrée ou bien explosive. Ces performances brillantes sont plus que de simples sketches juxtaposés comme l’étaient ceux de Coffee and
cigarettes
, grâce à une ligne directrice forte qui les relie toutes : le caractère inéluctablement révolu des histoires entre Don et chacune des femmes, signe du temps qui passe et qui
dévoile la futilité de nos existences. Ce n’est pas un hasard si les rencontres sont à chaque fois moins longues et moins heureuses (jusqu’à se finir symboliquement au cimetière, où repose la 5è
femme à laquelle Don avait initialement pensé) : le parcours du personnage principal est moins physique que philosophique. Il mène à une rude vérité, surtout pour un cinquantenaire sans
attaches comme Don, qui est que le passé est derrière nous, et que seul reste le présent.


Jarmusch réalise l’exploit de présenter cette cinglante leçon au spectateur avec un humour distancié et une sagesse qui rendent Broken flowers non pas désespérant mais tendrement
mélancolique. La première 1/2-heure et les 10 dernières minutes, qui encadrent le périple proprement dit de Don, sont des merveilles de séquences zen : il ne s’y passe – presque – rien
(l’organisation puis le débriefing du voyage par Winston, le voisin enthousiaste de Don), et pourtant on s’y sent à l’aise, le temps est en suspens tout en passant à toute vitesse, le film
pourrait très bien durer 2 heures comme ça, en plans fixes tranquilles sur Bill Murray et Jeffrey Wright avec en fond sonore un peu de musique éthiopienne. Les trouées comiques dans les
rencontres avec les ex sont elles aussi parfaitement dosées, qu’il s’agisse des mimiques Droopy-esques de Bill Murray ou de décrochages comiques impromptus (les métiers des quatre ex-amantes de
Don, tous plus rocambolesques les uns que les autres). Brillant numéro d’équilibriste, Broken flowers nous dépose en douceur au bout du voyage, dans un état à mi-chemin de
l’euphorie et du spleen.

 

2006

On savait Ken Loach inlassablement engagé, mais on ne s’attendait pas (et les festivaliers cannois de 2006 non plus, qui lui ont attribué à l’unanimité la Palme d’Or pour Le vent se
lève
) à le trouver aussi enragé. L’aggravation des tensions dans le monde, qui s’est poursuivie après la réalisation du film avec les différents affrontements au Proche-Orient, n’incite
malheureusement pas à l’optimisme, et la dissonance de ton entre Le vent se lève et Just a kiss, le précédent long-métrage de Loach qui prêchait le rapprochement
des cultures, est un signe mineur mais indéniable de la dégradation de l’état du monde.

Ken Loach est en colère, donc. En colère contre l’absurdité meurtrière du cercle vicieux et sans fin de la violence, en colère contre la perte de mémoire des nations les plus puissantes qui
agissent sans tenir compte des erreurs et des drames du passé – qui se reproduisent pourtant toujours selon le même schéma. Afin de déclencher une réelle prise de conscience quant à ce que
représente vu de l’intérieur un conflit armé impliquant des civils, Loach choisit un exemple très proche de nous, tant géographiquement que temporellement : la lutte pour l’indépendance de
l’Irlande en 1920. La leçon s’adresse en priorité aux anglais, qui occupaient alors l’Irlande avec les mêmes méthodes injustifiables que celles employées aujourd’hui par la coalition à laquelle
ils participent en Irak ; mais elle vaut pour nous tous. Le propos du cinéaste est en effet universel, et bien plus large que ses habituels partis-pris en faveur des faibles opprimés par le
système.

« Il est facile de savoir contre quoi on se bat, mais difficile de savoir ce que l’on soutient » : cette sentence énoncée par l’un des résistants irlandais sert de fil
directeur au scénario ambitieux du Vent se lève. La première moitié de la phrase est traitée en trois séquences magistrales de maîtrise et de concision, qui disent tout du joug
insoutenable exercé par les anglais et de l’évidence de l’engagement dans la résistance. Une fois ce choix fait par Damien, le héros, l’armée anglaise disparaît presque entièrement du récit et
laisse les irlandais face aux sacrifices, en hommes comme en idées, que réclame la victoire de leur cause. Si celle-ci paraît formidable et juste dans les discours et réunions enflammés des
révolutionnaires (qui donnent lieu à des scènes typiquement « loachiennes », auxquelles le réalisateur donne une véracité et un élan inégalables), sa traduction en actes se heurte à des
obstacles qui gangrènent peu à peu la pureté de l’utopie initiale.

La mise en scène sobre et directe de Loach (photographie volontairement sans éclat, cadrages secs, montage épuré) fait de chaque scène une douloureuse évidence, qu’il s’agisse de montrer
l’exécution de sang froid d’un compagnon qui a parlé sous la torture ou la compromission des idéaux au nom de raisons pragmatiques – le problème du financement des armes pousse ainsi Teddy, le
frère de Damien et chef de la résistance, à protéger un riche propriétaire par ailleurs reconnu coupable d’extorsion. Plus tard, lorsque se produit la sécession entre ceux qui acceptent un traité
de paix en forme de compromis – qui instaure entre autres la partition entre l’Eire et l’Irlande du Nord – et ceux pour qui la lutte doit continuer jusqu’à obtenir l’indépendance complète, ce
même Teddy se transformera en dominant aux pratiques aussi brutales que celles des anglais. Et le ballet tragique des oppresseurs et des opprimés de reprendre alors de plus belle, mais entre
ex-compagnons de lutte cette fois.

En plaçant les deux frères dans des camps ennemis, Loach rompt avec son habitude d’utiliser ses personnages comme des archétypes de groupes sociaux. Les déchirements individuels sont ici au
cœur des conflits, ce qui transporte Le vent se lève sur le terrain de la tragédie classique et lui donne une profondeur supplémentaire par rapport au reste de l’œuvre du
cinéaste. Les protagonistes savent ce qui va arriver, sans être pour autant en mesure de stopper le destin. Là où Land and freedom, sur un sujet a priori comparable (la guerre
d’Espagne), restait de bout en bout centré sur la nécessité et la grandeur de la lutte, Le vent se lève prend une tournure plus incertaine, moins porteuse d’un message – si ce
n’est un cri de rage face au gâchis humain que représentent tous les conflits armés, dont Loach montre la violence dans toute sa sécheresse (les scènes de tortures et d’exécutions sont très dures
à supporter).

 

2007

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