• Che, de Steven Soderbergh (USA, 2008)

Je like cet article sur les réseaux sociaux de l'internet!

Où ?

A l’UGC Orient-Express pour la première partie (L’argentin) et aux 5 Caumartin pour la seconde (Guérilla), les deux fois dans une minuscule salle… dépêchez-vous
si vous voulez voir le film, il ne restera malheureusement pas longtemps à l’affiche.

Quand ?

Dimanche et mardi soir

Avec qui ?

Mon compère de films de festivals (catégorie à laquelle Che se rattache en traînant un peu des pieds, Benicio Del Toro ayant remporté le prix d’interprétation masculine à Cannes il y a huit mois de cela)

Et alors ?

Le cinéma est un fantasme – il suffit de voir cette chronique
récente pour s’en convaincre une fois de plus. C’est autour de cette certitude que s’articule L’argentin, la première partie du diptyque (encore un !) consacré par Steven Soderbergh à Ernesto « Che »
Guevara. La révolution cubaine de 1959, à laquelle le Che a participé aux côtés de Fidel Castro, y est retracée sous la forme de réminiscences, collant en cela littéralement au titre du
livre que Guevara a consacré à cette aventure. Soderbergh rejette toute filiation avec le genre du film de guerre et ses codes ; il n’est presque jamais question dans
L’argentin de description des stratégies militaires, d’exposition des convictions supérieures de chacun, de captation au cœur de l’action des fusillades opposant les deux armées.


Ce dont il est question, c’est de souvenirs parcellaires, de sensations immédiates conservées en son for intérieur par le Che. La victoire couvrant tout d’un vernis flatteur, la lumière, le
rythme, l’ambiance de ces flashs exhalent un parfum de paradis. Soderbergh se maintient toutefois du bon côté de la frontière du film de vacances, et ne transforme jamais
L’argentin en un objet purement illustratif et pittoresque. Même si son issue victorieuse ne fait à aucun moment de doute, il y a là en permanence une confrontation guerrière à
l’œuvre, qui motive chacune des décisions prises par les personnages – changer le camp d’emplacement au cœur de la jungle, attaquer une ville par tel ou tel flanc, assurer une discipline stricte
au sein du bataillon afin de faire en sorte que tous restent sur le qui-vive. Encore plus mémorable et bénéfique au film est la présence permanente dans son cadre d’échanges oraux entre êtres
humains. La conquête de Cuba par le Che ressemble plutôt à une entreprise de séduction s’opérant par la biais du langage, tout d’abord avec ses compères de guérilla (magnifique scène initiale de
retrouvailles et d’embrassades, qui ose s’installer dans la durée et nous donne le sentiment d’être nous aussi un membre de cette troupe, de ce moment serein) puis avec les paysans et même les
généraux ennemis.


À chaque fois, l’homme civilisé fait l’effort de prendre le pas sur la machine de guerre et de nouer un lien raisonné et sociable. Toujours il prend la peine de se présenter, et toujours il
expose ce que chacun a à gagner à adopter un raisonnement sensé et évolué. Il rallie à sa cause les premiers en leur apportant les bienfaits des conseils d’un médecin – sa formation initiale – et
en sachant punir les mauvais éléments parmi ses troupes ; il cherche à convaincre les seconds de se rendre une fois la bataille irrémédiablement en leur défaveur, afin d’éviter tout bain de sang
inutile. Le Che vu par Soderbergh et incarné (avec une conviction et une force tranquille confondantes) par Benicio Del Toro n’est pas une icône idéaliste et christique, il n’est pas non plus un
révolutionnaire aveuglé par la gloire ou la haine ; il est un homme de convictions, visant à amener l’humanité vers une meilleure version d’elle-même et au sommet desquelles trône la certitude
qu’il faut s’engager soi-même sur le terrain pour mener le changement. Cette utopie, rendue concrète pas à pas, atteint son moment de gloire dans sa concrétisation cubaine remémorée a posteriori.


La prédominance du langage est également de mise dans les scènes du « présent » de L’argentin, lors et autour de l’allocution du Che aux Nations Unies en 1964. La
conquête de Cuba qui a pris le monde par surprise y est confrontée à des points de vue au mieux contradictoires, au pire hostiles mais toujours dans des joutes verbales honnêtes. En ce sens,
cette parenthèse new-yorkaise dans la vie du Che fait figure de lien entre le défaut d’opposition de la bataille cubaine et la prise de pouvoir des armes sur les mots qui s’opère dans le second
volet, Guérilla. Mais les scènes à New York ont aussi leur bien-fondé et leur intérêt, grâce à l’exploitation intelligente que fait Soderbergh de l’espace ; dans la salle de
conférence de l’ONU bien sûr, décor de rêve pour un cinéaste, mais surtout dans les différentes émissions télévisées et réceptions auquel le Che est convié pour satisfaire la curiosité des
américains. Soderbergh use dans ces situations de cadrages très serrés, mobiles donc transmettant un sentiment d’insécurité qui tranche radicalement avec la sérénité, la langueur des plans et
l’effacement de la caméra par son placement à mi-distance au cours des réminiscences cubaines. D’ailleurs, le réalisateur montre avec malice comment son héros préfère toujours à la compagnie de
la upper class new-yorkaise celle des invisibles latinos (traducteurs, cuisinières) aux côtés desquels il se retranche dans les coulisses pour discuter dans son espagnol natal.


Cet apparent point de détail est un exemple parmi d’autres d’un aspect fondamental de Che : on a affaire là à un film non pas « politique » mais « politisé ».
Plus qu’une thèse ou un film à charge, c’est un état des lieux pointilliste du monde de l’après – Seconde Guerre Mondiale que bâtit Soderbergh tout au long de ces quatre heures. Hormis quelques
réponses à des questions de journalistes lors de la séquence new-yorkaise, les problématiques de fond auxquelles se frotte le film ne sont jamais exposées mais suggérées. Sans jamais en faire le
but d’une scène ou d’un dialogue, Che jette des passerelles habiles entre hier et aujourd’hui sur l’affrontement entre socialisme/communisme et capitalisme/libéralisme, les
conséquences déplorables de la victoire unilatérale des seconds, l’impérialisme américain à travers le monde… et nous fait arriver par nous-mêmes à la conclusion que, des révolutions et
dictatures sud-américaines d’alors à l’Irak et à la crise économique d’aujourd’hui, les règles et les dilemmes qui conduisent le monde n’ont que peu évolué.

 

Le parcours et les idéaux du Che sont dès lors forcément d’actualité, bien plus que l’exploitation mercantile de son image. Comprendre son échec, ce serait alors saisir un peu mieux l’échec -
en l’état actuel des choses – des volontés politiques progressistes et socialement justes à l’échelle du globe. C’est la clé de voûte de Guérilla : sept ans après Cuba, dans sa
tentative de reproduire la révolution en Bolivie, le Che n’a pas changé mais l’environnement si. Les paysans, élément central de l’amplification du mouvement cubain de la guérilla militaire à la
révolution sociale, sont désormais trop accablés par le sort et le dénuement pour être encore en mesure de se révolter ; le régime inflexible aux commandes du pays et son bras armé sont désormais
prêts à mater les rébellions dès que nécessaire ; et les USA quittent leur neutralité pour mettre tout leur poids dans la balance du côté qui leur est favorable.


Tout cela, le Che ne le voit pas – ou bien refuse de le voir. Tout autant collé à ses basques, comme un observateur tenant avec précision un journal de bord, que L’argentin,
Guérilla est dès lors le récit d’une lente et inexorable agonie idéologique, qui prend une forme extrêmement cinématographique. La photographie se voit drainée de ses couleurs
chaleureuses du premier volet ; le scénario de cette partie, qui démarre en polyphonie (le Che, le régime bolivien, les agents américains, un dernier détour par Cuba même), s’atrophie peu à peu
autour du petit groupe de guérilleros demeurant fidèles au Che, lequel s’enfonce de plus en plus loin dans la forêt et ne croise presque plus aucun de ces gens avec qui il aimait tant discuter.
Le plus impressionnant est la rigueur avec laquelle Soderbergh reprend ici à l’identique la suite de situations de L’argentin – avec pour chacune un déroulement défavorable, et un
dénouement tragique. La maîtrise structurelle apparaissant déjà ça et là dans la première partie (le choix de prendre à contre-pied le code habituel en filmant les flash-backs cubains en couleur
et le présent new-yorkais en noir et blanc, le génial contrechamp qui clôt la première partie en rebouclant sur une discussion introductive sur le rebord d’un balcon entre le Che et Fidel Castro)
atteint là son summum. On retrouve alors le cinéaste à son meilleur, dans cette ambition formaliste qui nous plongeait par de purs moyens de cinéma dans l’univers mental du personnage de George
Clooney dans Solaris, et qui reproduit dans Che (et plus particulièrement dans Guérilla) le même tour de force avec Ernesto Guevara. Même si l’on
aurait aimé qu’elle évite un dernier plan en vue subjective superflu, l’aventure valait assurément le détour. Elle relate certes un échec, mais le simple fait qu’elle existe, et le personnage
ineffaçable qu’elle nous a permis de côtoyer, donnent envie de continuer à espérer.

Les commentaires sont fermés.