• Vénus noire, d’Abdellatif Kechiche (France, 2010)

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venus-2Où ?

Au MK2 Quai de Seine

Quand ?

Samedi matin, à 10h30 (avec Mystères de Lisbonne la veille, j’ai donc
fait 7h15 de cinéma sur 18h)

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

 

Avec son éblouissant La graine et le
mulet
– possiblement le meilleur film français de la décennie –, Abdellatif Kechiche est passé au rang de cinéaste qui compte
énormément, et dont chaque projet soulève de grandes attentes. Le semi-échec de cette Vénus noire ne changera pas cette donne car il n’est pas le fait d’un reniement des
éléments qui ont fait la qualité des précédents films de Kechiche, mais de leur étouffement sous le poids d’une ambition thématique et éthique trop chargée. Derrière la rupture qui nourrit sa
forme (film en costumes, se déroulant deux cents ans dans le passé, à cheval entre Paris et Londres) Vénus noire creuse en réalité le sillon sociologique et ethnologique
attaqué par L’esquive et prolongé par
La graine et le mulet. Dans le premier film, les différentes communautés – dont les blancs – vivaient ensemble ; dans le deuxième, elles n’étaient déjà plus que
côte-à-côte, séparées par le mur de condescendance érigé par les insiders blancs pour maintenir les immigrés à l’écart. Ici, dans Vénus noire, la condescendance
nébuleuse laisse la place à l’exploitation franche, au travers du récit réel de la vie en Europe de Saartjie Baartman, surnommée « la Vénus hottentote ».

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Appartenant au peuple sud-africain du même nom, Saartjie en possédait les caractéristiques physiques distinctives : poitrine, fesses et lèvres du sexe aux dimensions démesurées. Caesar,
l’afrikaner chez qui elle tenait le rôle de domestique au Cap y vit une bonne raison de l’exhiber en spectacle à Londres, puis Paris après que des ligues de morale anglaises aient ruiné la
réputation du duo en les traînant en justice. La double ironie de l’histoire étant que la justice a donné gain de cause à Caesar – mais le mal était fait en termes de publicité – et que le numéro
devint autrement plus outrageant de l’autre côté de la Manche, à mesure que le temps passait. Kechiche opte pour un suivi quasi documentaire de ces cinq années de représentations, reprenant d’une
certaine manière les choses là où il les avait laissées à la fin soudaine de La graine et le mulet (la danse jusqu’au bout de ses forces du personnage de Hafsia Herzi).
Il filme en effet les exhibitions répétées de Saartjie dans la durée, enregistrant ainsi avec précision les inflexions mineures apportées à leur dynamique d’une fois à l’autre. Dans cette
première phase, Vénus noire développe une très intéressante étude d’un des mécanismes fondamentaux de l’art et du spectacle, qui est le rapport entre les desseins de
l’artiste et les attentes du public. Ce rapport peut être amène, si l’artiste joue le jeu d’aller dans le sens des préjugés de ses spectateurs, ou conflictuel s’il décide sciemment de prendre le
contrepied de ces derniers. Les deux pôles sont visités tour à tour par Saartjie et Caesar ; selon leurs inclinations du jour ils forcent le trait du cliché du sauvage mi-homme mi-animal
(Saartjie grogne, griffe, attaque le public), ou bien le renversent (elle révèle ses talents véritables de musicienne et de danseuse).

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Cette partie trouve son point culminant dans le procès fait à Saartjie et Caesar, joute verbale dont les observations sur la censure et l’incapacité de certains à saisir la différence entre
réalité et expression artistique (« I’m acting », répète avec fermeté Saartjie) sont tout à fait d’actualité. Comme dit plus haut, le film est alors très intéressant, très intelligent même ; mais il est
également aride, distant. La décision de Kechiche de ne pas s’ingérer dans la manière dont fonctionnent les rapports entre Saartjie et ses metteurs en scène (Caesar, puis le français Réaux) peut
se défendre sur le principe. Mais elle a pour effet néfaste de réprimer toute connexion entre le spectateur et l’un ou l’autre des personnages : Saartjie car, restant un mystère non percé
par un des nombreux hommes blancs du film, elle ne peut que l’être pour nous aussi ; et Caesar et Réaux car ils sont traités de façon unidimensionnelle comme étant les « méchants »
de l’histoire (surtout le second, pour lequel Kechiche laisse Olivier Gourmet aller à fond dans la caricature). En plus le cinéaste n’est pas franchement à l’aise avec le principe de la
reconstitution historique, qui émousse le souffle habituellement présent dans sa mise en scène à coups de musique de chambre et de trognes exagérément truculentes. Tout cela manque d’énergie. On
est à mille lieues de la virtuosité avec laquelle Raoul Ruiz se joue des mêmes problématiques dans Mystères de Lisbonne.

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La dernière heure de Vénus noire (qui en dure presque trois) est plus dure encore car elle fait disparaître l’unique source d’air du film. Cela survient quand Saartjie
n’est plus traitée comme un être pensant ayant voix au chapitre et pouvant donner son avis sur le spectacle, mais qu’elle se trouve réduite à l’état de corps décérébré que l’on scrute et palpe
sans réserve à des fins d’anatomie ou de pornographie. Les deux pratiques (les études aux fondements racistes des biologistes de l’époque d’un côté, les orgies bourgeoises et les maisons closes
de l’autre) sont placées par Kechiche sur le même plan, afin de mener une démonstration-dénonciation légitime mais bien lourde d’une société prise dans son ensemble. Ainsi radicalisée, sa
position ne peut rien apporter à ceux qui sont déjà convaincus, et peut être aisément ignorée, en raison de ses excès, par ceux qui seraient à convaincre. [Tout comme crier « fasciste
! » au visage d'un fasciste a pour principale conséquence de lui ouvrir un boulevard pour se défendre ou se défiler]. Vénus noire est un coup respectable mais pour
pas grand-chose.

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