• A la découverte de Preston Sturges, oublié de la comédie américaine des années 40

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« Il parachève l’aventure de la comédie américaine par sa destruction ». Ainsi était présenté avec beaucoup de malice Preston Sturges, à l’occasion de la
rétrospective que lui a consacré la Cinémathèque Française cet été. Suite à la découverte de quelques unes de ses délicieuses comédies à cette occasion, j’ai prolongé l’expérience en me procurant
le coffret regroupant 7 de ses 12 films, disponible en zone 1 sur Amazon ou en zone 2 anglais sur Play.com – dans les 2 cas avec des sous-titres français. Petit parcours initiatique de la
filmographie resserrée (les 7 films en question ont été réalisés en l’espace de 5 ans) mais très diversifiée de Preston Sturges, un nom qui gagne définitivement à être connu – à commencer
par des sorties DVD en zone 2 français ?

The great McGinty (1940)

 

 

Que le 1er film de Preston Sturges soit déjà remarquable n’est qu’une demi surprise, l’homme ayant déjà une grosse carrière de scénariste derrière lui à ce moment-là puisqu’il travaille pour la
Paramount depuis 1930. Élections truquées par du bourrage intensif d’urnes, maire fait et défait par la mafia, mariage arrangé : le programme de ce 1er passage derrière la caméra est chargé,
et la morale maltraitée comme une boule de flipper le long du parcours du personnage donnant son nom au film, qui commence comme clochard et finit barman en exil avec entre les 2 un très bref
mandat de maire d’une grande ville.

 

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Tout ça se déroule dans le chaos infantile le plus complet, les hommes semblant incapables de régler leurs différents autrement qu’en en venant aux poings, comme des gamins dans la cour de récré
et ce où qu’ils en soient dans leur escalade des échelons du pouvoir. À l’opposé, le très beau personnage féminin, qui elle échappe totalement à la caricature, donne une image bien plus mature,
intelligente et touchante de la gente féminine. C’est ainsi par sa bouche que le film parle… des sweatshops (ces entrepôts où les ouvriers sont exploités jusqu’à épuisement, et
qui à notre époque ont été délocalisés vers le Tiers Monde) ! Ce n’est qu’un mot dit par un personnage, mais il symbolise l’ambition générale qui se fait jour au fil des séquences : voilà un film
qui ne se contente pas d’être une comédie ultra-efficace, mais qui y ajoute un récit à tiroirs parlant sur un ton comique d’une relation amoureuse mature et profonde, et du véritable
fonctionnement de la politique et de l’économie (les tricheurs dirigent, les autres s’écrasent ou se font écraser). Comme dans les grandes comédies, on rigole tout en sachant au fond de nous que
tout ça n’a rien de drôle. The great McGinty est donc une grande comédie. Et, par rapport aux pures comédies de Sturges, machines infernales qui
s’emballent en échappant à tout contrôle jusqu’à ce que le réalisateur débranche la prise au bout d’une heure et demie, il est bien plus équilibré. Cet équilibre un peu miraculeux (la chance du
« débutant » ?), le réalisateur ne parviendra jamais vraiment à le retrouver dans ses incursions suivantes dans le tragique, comme on le verra plus bas.

 

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Christmas in July (1940)

 

 

Dans ce film, Sturges joue en permanence sur un ressort simple mais très efficace : révéler les informations clés aux différents personnages avec du retard les uns par rapport aux autres, et
filmer principalement les scènes se situant entre ces révélations décalées. C’est ainsi qu’un banal employé de bureau croit avoir gagné le 1er prix à un concours de slogans, suite à une blague de
ces collègues. Comme le jury tarde à donner l’identité du véritable vainqueur, l’organisateur du concours croit le héros et lui remet le chèque, qu’il va bien sûr s’empresser de dépenser.
Christmas in July est très court : 67 min, le temps pour Sturges de tirer le maximum de son imbroglio de départ. Il multiplie pour cela les
personnages (hiérarchie au travail, voisins du quartier, gérant du magasin où sont faits tous les achats…), qui offrent chacun leur lot de gags très bien sentis ainsi, bien sûr, que la
possibilité de repousser un peu plus à chaque nouvel arrivant la résolution complète de l’intrigue.

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L’air de rien, Sturges teinte son intrigue d’un humanisme du plus bel effet, qui amène une richesse supplémentaire au film. Il n’y a dans celui-ci ni « méchants » ni profiteurs : les
collègues blagueurs s’excusent, les patrons floués n’abusent pas de leur toute puissance, et le héros dépense finalement plus le pactole pour le bien-être de son entourage que pour lui-même.
Sturges signe donc là une très belle réussite sur le créneau des Capra et autres Lubitsch, en se montrant aussi talentueux et inspiré qu’eux.

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The lady Eve (1941)

 

 

3è film, et 3è variante de comédie testée par Sturges. Après la comédie satirique et la comédie humaniste, le cinéaste lâche les chevaux pour The lady
Eve
, géniale comédie foldingue qui excelle surtout par les grands numéros d’acteurs qu’il abrite. Les 2 interprètes principaux se font plaisir avec les clichés de leurs personnages
habituels, ici tournés en dérision : Barbara Stanwick (avec tenues et postures aguichantes de rigueur) en femme fatale, face à Henry Fonda (air un peu hébété, gestuelle mal assurée) en type
introverti et loyal, qui prend tout au 1er degré. La première devient une garce, le second un pigeon presque trop niais pour être vrai. Leur télescopage donne de grands moments de comédie,
surtout que Sturges applique 2 de ses méthodes imparables : faire durer un maximum les situations (le voyage en ferry du début, qui consiste principalement en la 1ère rencontre du couple, dure
ainsi la bagatelle de 3/4 d’heure), et jouer sur les périodes d’ignorance des personnages. Lui apprend ainsi très tard qu’elle est une escroc ; puis, lorsqu’elle se fait passer pour quelqu’un
d’autre (une fille de Lord), il gobe à nouveau sans hésiter, en contradiction totale avec l’énormité de la situation.

 

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Tel un gamin espiègle, Sturges fait évoluer ses personnages dans un univers haut de gamme (héritiers, amis et domestiques de grandes fortunes…) pour mieux leur faire subir les blagues les plus
potaches qui soient – les chutes à répétition de Fonda, et surtout une scène anthologique (et complètement gratuite vis-à-vis du scénario) où le père de ce dernier est privé de déjeuner car tous
ses domestiques sont occupés à préparer une grande soirée mondaine dont lui-même ignore l’existence. La combinaison des deux hystéries (hystérie des domestiques surchargés, hystérie du maître
ignoré) est tout simplement à hurler de rire. Des exemples comme celui-ci, The lady Eve en regorge. Ce qui en fait, malgré une fin expédiée (presque
une marque de fabrique chez le cinéaste), le chef-d’œuvre de Sturges, et un chef-d’œuvre du genre comique dans son ensemble.

 

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Sullivan’s travels (1941)

 

Voilà le film le plus ambitieux de Preston Sturges, son plus connu également – une reconnaissance qui récompense plus les intentions que le résultat, hésitant. Le cinéaste tente d’y trouver
l’équilibre entre rire et émotion, à partir d’une idée qui lui interdit de se donner pleinement à l’un ou à l’autre. La mise en abyme est pourtant excitante sur le papier, puisqu’elle montre un
brillant réalisateur de comédies embarqué dans une soudaine quête de sens, à la recherche des vraies gens pauvres (nombreux en Amérique à l’époque, avec les retombées de la crise de 1929 qui n’en
finissaient pas de se prolonger), de leur vraie vie faite de bouts de ficelle au jour le jour.

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Malgré un duo d’acteur impec (Joel McCrea, assisté par une Veronica Lake qui combine charme et intelligence), le pari de Sturges est inégalement rempli. Le récit déroute par ses changements de
ton et ellipses, qui recadrent brutalement le récit dès qu’il semble pencher trop dans une direction. La plus violente de ces voltes-face intervient à mi-film, lorsque après une séquence plutôt
comique Sturges se lance sans prévenir dans un long montage de scènes de désespoir, qui rapprochent chacune un peu plus le héros du statut de martyr. Plutôt que cette section, on retiendra de
Sullivan’s travels quelques très bons moments, qu’ils tiennent de la pure comédie (le 1er 1/4 d’heure déchaîné, avec une délirante poursuite en bus) ou
d’une véritable intelligence de conteur d’histoire. La scène de projection d’un dessin animé dans une église où sont réunis les paroissiens habituels et un groupe de bagnards, parvient ainsi
presque miraculeusement à amener le film à bon port par rapport à son idée initiale, atténuant le souvenir des nombreuses hésitations qui l’ont précédée.

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The Palm Beach story (1942)

 

Impertinence, épicurisme et immoralité sont de mise dans ce Sturges-ci, où le cinéaste pousse à son paroxysme son mépris de la censure et des pseudo bonnes mœurs et reprend le modèle de
The lady Eve – des chassés-croisés amoureux menés à toute allure au sein d’un couple. Comme ce dernier film, The Palm
Beach story
est porté par un duo d’acteurs génial. Joel McCrea, fidèle de Sturges (3 films ensemble en tête d’affiche – cependant, la plupart des seconds rôles le battent largement,
puisqu’ils étaient imposés par le réalisateur pour… tous ses films, à la manière de ce qu’Orson Welles pratiquait), est en terrain connu dans un rôle de mari dépassé par les événements, à qui il
ne reste pour se faire respecter que de risibles tentatives d’intimidation en faisant les gros yeux et en serrant les poings. Face à lui, Claudette Colbert est une tornade aussi irrésistible que
son sourire, qui décide de quitter son mari… pour mieux pouvoir le soutenir financièrement via l’argent d’un des nombreux milliardaires qui lui tournent autour.

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Le point de départ a beau être déjà délirant, Sturges surenchérit à tout bout de champ, en particulier dans ses portraits des fameux milliardaires. Entre le roi de la saucisse moitié-sourd
moitié-grande gueule, le gestionnaire maladif qui dépense sans compter mais note le moindre centime dans des carnets, et sa sœur qui enchaîne les aventures sentimentales avec tout ce qui est
masculin et passe à proximité, l’heure n’est ni à la crédibilité ni au rire critique. L’apothéose est atteinte par un club de millionnaires chasseurs, dont la non-tenue de l’alcool et la fierté
d’être des chasseurs, des vrais – tout un programme – transforme ce qui serait dans n’importe quel script sain d’esprit un simple voyage de transition entre New York et Palm Beach après
l’introduction en une aventure à part entière, qui remplit (de rire) un tiers entier du film. La suite souffre forcément de la comparaison, en particulier la fin expédiée, mais rien qui empêche
The Palm Beach story d’être un formidable remède à toute forme de sinistrose.

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The great moment (1944)

 

Poursuivant la « tentation tragique » de The great McGinty et Sullivan’s travels, Sturges se
lance cette fois-ci dans la réalisation d’une œuvre franchement dramatique. Mais il échoue à nous convaincre – et à se convaincre. En effet, le film est constellé d’éruptions comiques incongrues
(presque trop réussies), qui reposent sur les mêmes principes de destruction et d’hystérie que les comédies habituelles du réalisateur. Difficile dès lors pour un récit sérieux (la découverte de
l’anesthésie, et le piétinement subi par son découvreur face à l’establishment médical, qui lui refuse toute reconnaissance – un anti-Capra, en quelque sorte) de s’épanouir pleinement dans un tel
contexte.

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Autre point gênant, les acteurs eux-mêmes ne savent pas sur quel pied danser : l’alter ego de Sturges, Joel McCrea, semble du 1er au dernier plan éberlué que le réalisateur lui donne des
consignes différentes qu’à l’accoutumée, et l’héroïne féminine Betty Field hérite d’un rôle bâtard, sans intérêt dans le tragique et caricatural dans le comique. Cependant, à la décharge de ces
derniers et de Sturges, on ne sait quelle influence ont eu les coupes franches et le remontage effectués par le studio (qui en plus sortira le film très en retard par rapport à sa finalisation)
sur ce semi-ratage.

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Hail the conquering hero (1944)

 

Pour clore sa carrière éclair, Sturges tournera encore 2 films importants après The great moment (4 autres suivront, mais selon un parcours plus
chaotique et en dehors des voies royales des studios), qui reviennent résolument à un angle d’attaque comique : Miracle of Morgan’s Creek,
bizarrement absent de ce coffret alors qu’il en est dit beaucoup de bien dans les milieux autorisés, et Hail the conquering hero. Dans celui-ci,
Sturges boucle la boucle par rapport à son 1er long, The great McGinty, avec une nouvelle histoire de tricheur envoyé malgré lui en 1ère ligne
politique – l’image que Sturges avait des représentants de son pays, en pleine période d’union sacrée nationale, n’a pas dû jouer en sa faveur pour la pérennité de sa carrière. Son traitement de
la guerre en cours (rappelons que l’on est en 1944) n’a pas dû aider non plus… Hail… raconte en effet l’histoire d’un homme refusé par les Marines
qui, poussé par de vrais Marines à qui il a payé un coup à boire, va revenir dans sa ville en faisant croire qu’il a été un héros du Pacifique.

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Pour nourrir sa mécanique comique si vorace, Sturges joue sur la démultiplication des personnages. Autour du faux héros, on a ainsi les complices soldats, la mère, le maire, l’ex-fiancée, le mari
de celle-ci (qui est aussi le fils du maire, vous suivez ?), les notables du village, et pas moins de 4 fanfares. Dans ses conditions, la vitalité humoristique du récit ne risque pas de mourir à
petit feu. Pour relever le tout, le réalisateur a eu l’idée géniale de confier le rôle principal au méconnu Eddie Bracken, lequel fournit une interprétation irrésistible à base de mimiques
horrifiées, trouillardes ou désespérées qui sont toutes à mourir de rire.

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Une fois que le héros a été accueilli triomphalement, a reçu les clés de la ville, la promesse d’une statue à son effigie et a été choisi sans donner son avis comme candidat à la mairie, la 2è
moitié peine à suivre le rythme et laisse apparaître quelques longueurs. Sturges y est un peu rattrapé par la trop grande insolence de son point de départ : le patriotisme attendu reprend
peu à peu le dessus, transformant les quiproquos en dilemmes sérieux. Le final est malgré cela suffisamment enlevé, ironique et à double tranchant (la petite ville choisit quand même le faux
héros comme maire après ses aveux, alors même qu’il n’a donc plus aucune légitimité pour briguer ce poste) pour que l’on finisse ce film – et ce coffret – sur une excellente note.

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