• La graine et le mulet, d’Abdellatif Kechiche (France, 2007)

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Où ?
Au cinéma des cinéastes, où le film n’a droit (pour l’instant ?) qu’à la 2è salle, la 1ère étant réservée à Un baiser s’il vous plaît. Ou comment privilégier des films français dits « d’auteur » dans ce qu’ils ont de plus caricatural et ridicule, face aux assauts d’un cinéma ambitieux, talentueux et radicalement différent.


Quand ?

Jeudi soir


Avec qui ?

Ma femme, dans une salle pleine à ras bord


Et alors ?

C’est plus facile à asséner alors que l’année touche à sa fin, mais La graine et le mulet est sans contestation possible le meilleur film français de 2007. L’affirmation aurait été tout aussi évidente si le film était sorti le 1er janvier, tant il déborde d’ambitions et de défis tous menés à bien. Car Abdellatif Kechiche n’a peur de rien, et c’est justement ça qui lui permet de tracer sans hésitation sa route à travers les genres, les antagonismes sociaux, les postures morales définitives, pour au final les digérer et les réintégrer à sa convenance dans son long-métrage.

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Les multiples versants de La graine et le mulet apparaissent dès le titre. Versant facile, didactique : une porte sur le récit à venir, puisque la graine de semoule et le poisson que l’on nomme mulet sont les 2 ingrédients principaux du couscous au poisson, plat au cœur des 2 parties du film. Sa préparation et sa consommation au cours d’un gargantuesque repas de famille (j’y reviendrai) servent de fil conducteur à la présentation de l’ensemble des personnages gravitant autour du protagoniste principal, Slimane, immigré d’Algérie de la première génération. Il y a là sa famille biologique (son ex-femme, ses fils et filles et leurs propres moitiés et enfants), et sa famille d’adoption – sa maîtresse, et Rym, la fille de cette dernière. Dans la seconde moitié du film, le couscous devient une sorte de prétexte, un McGuffin presque : renvoyé sans ménagement du chantier naval où il travaillait depuis 25 ans, Slimane se met en
tête d’ouvrir un restaurant dont la spécialité sera le fameux couscous au poisson.

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Versant intermédiaire, plus approfondi du titre et du film : la confrontation des langues, et à travers elles des cultures. La graine et le mulet sont 2 mots pouvant revêtir de nombreuses autres significations que celles des ingrédients du fameux couscous. Une large part des enjeux du film repose sur cette même complexité des discours, qui mène souvent sur des oppositions préétablies ou imprévues. L’opposition la plus centrale est celle entre les 2 familles de Slimane – et les actions néfastes ou positives des différents membres de ces familles au cours de la soirée de « démonstration » du restaurant de Slimane auprès des notables de la ville montrent de manière transparente que la préférence de Kechiche va aux liens du cœur par rapport aux liens du sang. La prise de position est aussi franche que le débat est d’actualité.

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Plus généralement, chez Kechiche tous les enjeux dramatiques naissent, se développent et se résolvent dans la parole et non pas dans l’action. Il poursuit ainsi ce qui était introduit dans L’esquive, de façon plus mécanique puisque par le biais des répétitions d’une pièce de théâtre. Tout ce qui relève du concret, du physique (acheter le bateau sur lequel sera installé le restaurant, le remettre à neuf, organiser la soirée) est traité par des ellipses d’autant plus frappantes que le film est loin d’être ramassé dans le temps : il dure 2h30. Ces 150 minutes sont remplies par des scènes de dialogues étirées jusqu’à leur point de rupture – et au-delà. Le corps ne reviendra sur le devant de la scène qu’en dernier recours, à la toute fin du film lorsque la parole aura échoué : Slimane court, Rym danse, dans un long crescendo parallèle où domine l’épuisement des personnages. La stupéfiante fin ouverte, qui laisse cois
d’admiration, montrera en plus que cette débauche d’efforts physiques n’a qu’une issue incertaine.

Il n’y a aucune emphase dans les conversations qui composent La graine et le mulet, aucun « grand drame » aux dissertations métaphysiques. On est en pleine banalité du quotidien : une petite fille qui refuse d’aller sur le pot, un mari qui apprend maladroitement quelques mots d’arabe, une banquière qui refuse un prêt, un retraité musicien qui se prépare pour aider un vieil ami… C’est en inscrivant cette banalité dans la durée, et en la filmant de l’intérieur et non de l’extérieur (aucun plan d’ensemble ou presque, très peu d’entrées et de sorties de cadres ; que des gros plans énergiques, sensuels, toujours captés comme si la caméra était au centre des flots de paroles, des échanges) que Kechiche lui donne un sens, une vigueur d’où finissent toujours par éclater des moments magiques, qui nous ébranlent en profondeur et disent quelque chose de réellement important sur le monde, sur les gens. C’est la banquière dont chaque emploi d’un mot provenant de son jargon professionnel claque comme un poignard aux oreilles des profanes Slimane et Rym ; une discussion sur les couches qui tourne en réquisitoire contre la vie chère et le travail précaire (tiens, revoilà l’actualité qui pointe son nez) ; le musicien qui, au milieu d’une conversation anodine, déclame soudain un monologue poignant d’amour et de tendresse, où se niche la force vitale qui meut tous ces gens. Comme l’a écrit Kechiche dans Les inrockuptibles : « Un jour, des hommes sont venus de loin et ont posé leurs bagages dans l’espoir d’offrir à leurs descendants une vie meilleure. C’est l’histoire de l’humanité. »

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Le 3è versant, le plus ardu, c’est la métaphore. La (jeune) graine et le (vieux) mulet, ce sont aussi Rym et Slimane, le yin et le yang, la tchatche intarissable et le silence bourru. Incapables d’agir sans l’autre mais inarrêtables ensemble, ils sont les 2 moteurs du récit – lui apporte sa conviction, elle son énergie. À 100% derrière eux, Kechiche fait d’eux des héros à la fois de leur temps, ancrés dans une réalité sociale marquée, et aux attributs tout droit sortis du conte, du merveilleux. Dans cet univers déterministe, ce sont les seuls à pouvoir changer de peau, de condition : d’ado aux vêtements informes, Rym devient en l’espace d’un instant une femme d’affaires en tailleur ou une danseuse du ventre à la sensualité nourricière. Slimane, ouvrier anonyme, se rêve en patron, avant que Kechiche n’en fasse dans la dernière partie un héros de film noir au charisme et à la volonté inflexibles.

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On bifurque là vers le dernier versant de La graine et le mulet, qui n’a plus trait au titre mais à la mise en scène. Même s’il les respecte sûrement beaucoup (de même que moi), Kechiche n’a pas pour ambition de poursuivre dans la veine du cinéma social à la Loach ou Guédiguian. Il est là pour faire du cinéma, tout court. Et devient ainsi plus ou moins le seul réalisateur français à propos duquel on peut invoquer des noms prestigieux tels que Sergio Leone ou Michael Mann – et pas car il cherche à les singer maladroitement. De Leone, on retrouve ce besoin viscéral de jouer sur une double distorsion du temps (séquences allongées au-delà du crédible) et de l’espace (extrêmes gros plans sur des visages dont chaque détail devient soudain porteur d’un message) ; de Mann, la part active prise dans l’avancement du récit par les spécificités du numérique HD – grande sensibilité aux contrastes lumineux, du soleil méditerranéen à la nuit noire ; finesse du niveau de détails qui permet d’associer dans un même plan l’intime (un visage cadré serré) et l’ample sous la forme de la salle du restaurant, du port ou de la cité qui s’étendent derrière le personnage. Kechiche maîtrise ces aspects formels, et les soigne tout en les mêlant à un discours politique d’importance, une galerie de portraits inoubliables, un arrière-plan culturel riche et un suspense mené avec brio. Forcément, son film trouve peu de concurrence au niveau national – ou même international.

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