• « I don’t want friends » : The social network, de David Fincher (USA, 2010)

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network-4Où ?

Au Gaumont Champs-Élysées Marignan, à l’occasion de la première européenne du film

Quand ?

Dimanche soir

Avec qui ?

Du monde : MaFemme, MonFrère, sa copine, et mon compère de cinémathèque (avec qui j’avais initialement prévu d’aller à la même heure à la dite cinémathèque voir un Lubitsch)

Et alors ?

 

The social network contient deux scènes absolument brillantes. La première, longue et articulée autour d’un dialogue sophistiqué, qui montre le héros Mark se faire
larguer par sa copine Erica ; et la dernière, lapidaire et muette, où Mark actualise encore et encore la page Facebook d’Erica en espérant y voir apparaître une réponse favorable à sa requête de
devenir amis. Les deux scènes sont soutenues par un choix musical impeccable (respectivement Ball and biscuit des White Stripes et Baby you’re a rich man des Beatles), et sont
toutes les deux filmées en un simple champ-contrechamp. Dans le premier cas, cette option est dictée par le scénario – aux répliques et au tempo tellement épatants que Fincher n’a rien d’autre à
faire qu’à poser sa caméra et enregistrer ce que disent les acteurs. Dans le second cas, c’est une véritable décision de mise en scène, l’évidence propre au motif du champ-contrechamp en faisant
la technique la plus à même d’amplifier le tragique et l’anxiété du moment, et ainsi de clore le film sur la note amère voulue.

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Bien sûr, entre ces deux scènes le Mark en question, de son nom complet Mark Zuckerberg, a inventé Facebook, l’a fait évoluer jusqu’au rang de gigantesque phénomène mondial que l’on sait, et a
éliminé les personnes qui ont pu l’aider ou l’inspirer en chemin. Mais ce n’est pas tant là le sujet du film que le cadre dans lequel il se déroule. Ce n’est pas pour rien que celui-ci ne
s’appelle pas Facebook le film mais The social network ; formulation plus neutre, plus vaste, et qui fait en définitive référence au réseau de
connaissances d’une personne en particulier, Mark, et à son délitement. A mesure que Facebook attire toujours plus de membres/amis (et que ces membres agrandissent eux-mêmes leur nombre d’amis
référencés sur la toile), Mark remonte inexorablement le courant, vers un état de solitude totale. Le thème de l’isolement qui va de pair avec le pouvoir est un classique intemporel du théâtre et
du cinéma, de Shakespeare au Parrain. Fincher et le scénariste Aaron Sorkin s’en emparent ici à leur tour, et en proposent une transcription puissante et aguerrie, à la
hauteur de leur talent respectif. L’ancrage dans la réalité présente du script de Sorkin lui permet de tirer le portrait de la nouvelle aristocratie émergente des nerds, ces génies de
l’informatique millionnaires voire milliardaires avant la trentaine, et de documenter l’affrontement sans merci qui l’oppose à l’ancienne aristocratie, celle des nobles et des héritiers, avec
pour enjeu l’exercice de la domination sur le « bas peuple ».

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Très clairvoyant, très sombre aussi, le scénario s’attache à montrer tout ce que ces deux mondes rivaux ont en commun : l’exclusivité masculine (les femmes sont des faire-valoir ou des
trophées), la morgue à l’égard d’autrui, l’absence de tout obstacle éthique à l’idée de piéger un concurrent ou un associé devenu gênant – et son corollaire, la paranoïa d’être à son tour piégé
de la sorte. Tout le monde est renvoyé dos à dos et personne ne repart à la fin avec l’étiquette du gentil, du personnage moralement digne dans The social network. Même
les outsiders à ce cercle de requins sont plus négatifs que positifs : les vieux sont à côté de la plaque, les victimes doivent leur statut en grande partie à leurs propres
insuffisances.

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D’Alien3 à Zodiac, Fincher a fait de ce genre de vision désabusée et froide de la comédie humaine l’environnement de prédilection de ses films.
[En aparté, que L’étrange histoire de Benjamain
Button
se soit écarté radicalement de cette route est probablement une des causes principales de sa médiocrité]. Le cinéaste se montre donc, sans surprise, parfaitement à
son aise dans la tâche de mettre sur pied une atmosphère en phase avec ce ton qu’a le récit. Si dans l’ensemble, sa réalisation ne compte pas parmi les plus marquantes de sa carrière
(possiblement car elle est quelque peu jugulée par la densité du scénario), ses orientations en matière de musique et de lumière font de The social network un film
incroyablement anxiogène de bout en bout. Le tour de force est sensiblement le même depuis vingt ans que Fincher fait du cinéma, mais sa puissance ne se dément jamais. Il place ses intrigues dans
des lieux clos, suffocants, dont la photographie fait ressortir les teintes les plus intimidantes – bleu, ocre, gris. La pénombre règne en maître. Et son bras droit est la bande-son, que Fincher
fait remplir (ici par Trent Reznor, des Nine Inch Nails) de thèmes musicaux porteurs d’une menace patente, y compris sur des scènes dont le contenu pourrait être anodin. L’anodin, le répit entre
deux épreuves n’ont pas leur place chez le cinéaste. Ses films sont des drames intégraux, tout entiers dédiés à leur entreprise.

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Et comme ses prédécesseurs, la tragédie que nous avons cette fois devant les yeux est dominée par une entité formidablement intelligente, marginale, insaisissable. A la différence qu’après
l’Alien du film du même nom, l’ami imaginaire de Fight
club
et le tueur invisible de Zodiac, cette fois l’être supérieur en question prend concrètement forme humaine. Il est du coup plus au centre du
récit, puisqu’à côté des répercussions de ses actes sur le monde où il opère il est possible de s’intéresser en plus à son ressenti personnel – ses motivations, ses manques, ses pertes de
contrôle. Le film est dès lors moins terrifiant (car le mal y est plus incarné, moins diffus), mais le personnage de Mark n’en est pas moins dangereux et implacable. Son premier coup d’éclat,
mené tambour battant par le montage et la voix-off (le piratage du réseau interne de Harvard pour mettre en place un site web de concours de beauté des filles de la fac par élimination directe),
place d’entrée The social network dans les rails de Fight club : un mec solitaire, aigri et enragé contre l’autre sexe canalise ces
émotions en un projet qui fait boule de neige et le transforme en un leader idéologique peu fréquentable. La piste politique n’est pas poussée plus loin, le scénario faisant le choix de voir en
Mark un asocial absolu plutôt qu’un manipulateur cynique. Le manipulateur serait plutôt Sean Parker, « l’entrepreneur » qui prend Mark sous son aile au moment où Facebook commence à se
révéler au monde, et qui espère en tirer profit. Comme pour Mark avec son hacking, l’entrée de Sean dans le film se fait en force : la réalisation – l’usage de la musique, en
particulier – rend presque physique son pouvoir de séduction irrésistible, au cours des deux scènes où il l’exerce. Mais Sean se révèlera au final être un minable. L’époque n’est peut-être plus
aux manipulateurs, mais aux hommes de l’ombre détenteurs d’un pouvoir immense et qui ne savent qu’en faire (Facebook, Google).

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Retour à Mark. Génie et asshole, cela fait deux raisons qui font qu’il n’est capable d’aucune connexion avec autrui. Son mode de fonctionnement en société consiste plutôt à balancer une
réplique cassante et/ou de mauvaise foi par période de trente secondes. L’observation de son cerveau fiévreux est une étude de personnage passionnante, pour laquelle Fincher a trouvé en Jesse
Eisenberg un interprète idéal. Celui-ci, pourtant révélé par des rôles de gentil (Adventureland), n’a besoin que de durcir légèrement son regard et son maintien, et d’accélérer son rythme de parole, pour devenir de
manière étonnamment crédible ce bloc impénétrable d’orgueil et de rejet. Bien que rendant une tête à ses deux co-stars Andrew Garfield et Justin Timberlake, il les lamine comme il se doit de le faire par l’aplomb et la férocité de son jeu. Le pont jeté
entre la scène concluant la guerre de The social network et l’ouverture du film, via le rappel du personnage d’Erica, montre cependant que Mark aussi a perdu, est perdu.
C’est sur sa solitude que s’achève cette genèse du réseau social mondial auquel il a donné la vie. Face à ce revers personnel, il devient à son tour un simple utilisateur de Facebook, un parmi
des millions. Le léger zoom avant qui accompagne le champ-contrechamp final donne l’impression que Mark va finir happé par l’écran de l’ordinateur, où une page Facebook sous la forme que nous
connaissons tous apparaît pour la première fois dans le film – auparavant il n’était question que de versions de travail, de lignes de codes et d’écrans bleutés furtifs. The social
network
s’achève sur l’assujettissement du créateur par sa créature. Lennon et McCartney chantonnent joyeusement Baby you’re a rich man ; le regard de Fincher sur Mark
rend ces paroles hautement sarcastiques.

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