• Rosemary’s baby, de Roman Polanski (USA, 1968)

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Où ?

A la maison, en DVD zone 2 acheté en soldes à la Fnac (je tournai autour depuis plusieurs années)

 

Quand ?

Lundi soir

 

Avec qui ?

Ma femme

 

Et alors ?

 

Rosemary’s baby est un des films les plus terrifiants qui soient. Le principe fondamental du cinéma d’horreur (ouvrir une brèche dans le cadre proprement structuré du monde, dans
son ordonnancement normal ; et agrandir celle-ci jusqu’à en faire un gouffre, mentalement insoutenable pour les héros et les spectateurs) y est appliqué avec une méticulosité toute
particulière – qui fait du film une inestimable leçon de choses pour tout réalisateur, néophyte ou confirmé. Ce qui fait cependant tout le sel et la différence de Rosemary’s baby
tient dans la distorsion temporelle appliquée au récit. Qu’il soit réussi ou raté, un film d’horreur s’articule généralement autour du pivot que constitue le basculement définitif de la normalité
vers l’étrange, l’inconcevable. Ce bouleversement peut intervenir à mi-chemin de l’intrigue, parfois bien plus tôt (dans les slashers) ; mais un temps suffisant est toujours laissé
aux personnages pour lutter contre les puissances maléfiques et tenter de forcer un retour à l’équilibre initial.

 



Rosemary’s baby
réfute cette façon de faire. En repoussant en toute fin de
parcours sa scène de révélation explicite de l’interpénétration entre les deux mondes réel et fantastique (scène qui est de plus, comme on le verra plus loin, détournée de son rôle usuel), le
film place son héroïne devant le fait accompli et la prive de toute opportunité de contestation, d’un conflit ouvert. Le scénario et la mise en scène de Polanski sont clairement complices du
complot ourdi contre Rosemary et visant à la capture de son bébé ; car ils ne lui offrent ni instant de répit, ni porte de sortie, ni confirmation manifeste du caractère malin des événements.
Soit exactement l’attitude adoptée par les conspirateurs, dont le plan d’action parfaitement rodé consiste à murer toute liaison entre Rosemary et le monde extérieur, et à user de l’excès de zèle
et d’amabilité comme moyen de surveillance et de restriction de ses moindres faits et gestes. Polanski n’agit pas autrement. Le script du premier ne quitte jamais le point de vue tronqué et
impuissant de l’héroïne, réduite à ordonner les pièces du puzzle – hypothétique – et à préparer sa défense – désespérée – dans une totale solitude. La caméra du second tisse minutieusement autour
d’elle un piège parfait, sans la moindre faille à exploiter, et aux effets préjudiciables sur la bonne santé psychologique de la proie. Pour parvenir à ce résultat, Polanski décuple la présence
visuelle des deux murs d’enceinte physiques qui confinent Rosemary, à savoir la façade moyenâgeuse monumentale (et entourée de douves…) du Dakota Building, décor réel merveilleusement bien
choisi ; et les cloisons internes de l’appartement dans lequel elle s’installe avec son mari, cloisons qui sont présentes dans chaque plan et obstruent une partie du cadre, ou encore cassent
la profondeur de champ.



Le cinéaste ajoute un troisième mur, mental celui-là, par un choix de mise en scène aussi simple que brillant : la décision de filmer l’intégralité des scènes se déroulant dans l’immeuble en
caméra stabilisée – steadycam, travellings sur rails. La fixité de l’image qui en découle est tout bonnement glaçante, transformant en prison suffocante ce qui apparaît d’ordinaire au cinéma
comme un lieu au pire de neutralité, au mieux de félicité. La technique employée par Polanski est typique du genre horrifique – créer un déséquilibre entre l’expérience coutumière du spectateur
et le monde qui lui est présenté à l’écran – et, dans le même temps, d’une intelligence cinématographique extrême qui lui confère toute sa puissance déstabilisatrice. Seules les rares excursions
de Rosemary en dehors de l’immeuble sont traitées différemment, en caméra à l’épaule ; mais le soudain afflux de vie qui pénètre alors soudainement le film, amplifié par l’effervescence
incessante des rues de New York, engendre un supplément de stress et de panique plutôt que le soulagement d’une fugue. Au-delà de l’oppression immédiatement tangible (via la surveillance
constante, les potions mystérieuses à ingérer, la rupture des liens avec les amis proches…), le plan des conspirateurs a pour principal effet à long terme de rendre Rosemary inapte à renouer
contact avec le monde extérieur. A moins que la ville toute entière n’ait été transformée en un agglomérat d’embûches et de dangers, des salles d’attente des médecins aux cabines téléphoniques
publiques…



Une fois la solitude du personnage assurée par le scénario et les trois murs qui la cloîtrent mis en place par la mise en scène, la sympathie que
nous ressentons envers Rosemary (largement encouragée par le biais du casting admirable de Mia Farrow – son physique frêle, sa candeur enfantine naturelle) fait le reste pour nous happer à ses
côtés dans la toile maléfique du récit. Qu’elle soit possiblement folle car redoutant une grossesse difficile (une hypothèse jamais rejetée par le film) ne change rien à l’affaire, étant donné
que si folie il y a, nous la vivons de l’intérieur, aussi intensément que Rosemary ; elle représente donc quoiqu’il en soit la réalité du long-métrage. Le secret de
Rosemary’s baby tient donc au fait qu’il n’opère pas une confrontation antagoniste entre les mondes réel et fantastique, mais une fusion entre deux représentations qui se
rejoignent dans un entre-deux aux frontières incertaines ; un cauchemar qui se prolonge sur une durée telle que l’on est forcément éveillé, tout en reposant sur des bases si horrifiques
qu’il ne peut s’agir que d’un songe.



Cette ligne de fracture nichée au cœur du film n’est jamais comblée – pas même dans le dénouement. Celui-ci se met pourtant en place en rassemblant
tous les éléments constitutifs d’une confrontation finale spectaculaire et révélatrice : la découverte d’un passage secret, l’armement de l’héroïne avec un couteau, la présence d’un imposant
berceau noir au milieu d’une inquiétante assemblée. Mais en même temps qu’il fait tomber à terre, de stupeur, le couteau tenu par Rosemary, c’est toute l’éventualité d’une lutte brutale que
Polanski annihile. A la place de quoi il instaure une suspension d’une grande quiétude, dont la permanence inattendue, en temps réel, retient le film de toute chute dans un grand-guignol tragique
ou grotesque. Le basculement libérateur, manichéen vers le Bien ou vers le Mal n’a pas lieu ; car, que Rosemary soit folle ou que le complot soit réel, ces éventualités sont en définitive
toutes les deux logiques, consistantes, et tout à fait capables de mener à une conclusion sans heurts. Laquelle se résume simplement à la réunion d’une mère, que l’on aura vue sans interruption
pendant deux heures durant, et d’un fils, que l’on n’apercevra jamais.



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