• Pulsions, de Brian De Palma (USA, 1980)

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Où ?

À la maison, en Blu-Ray édité par Carlotta (très belle copie, mais bonus anecdotiques)

Quand ?

Mardi soir

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

[critique pleine de spoilers, vous êtes prévenus]

Pulsions (en version originale, Dressed to kill) est l’œuvre d’un auteur génial au sommet de son art. Brian De Palma y réunit en un même film ses trois idées fixes majeures de cette période : le genre horrifique, Hitchcock, et la dissection clinique des techniques qui constituent le cinéma – l’enregistrement d’images et de sons. Exprimé en titres de ses films, Pulsions est à la jonction de Carrie, Obsession, et Blow out qu’il réalise l’année suivante. La proximité avec Obsession est celle qui saute le plus aux yeux. De la même manière que celui-ci était une relecture compulsive et fascinante de Sueurs froides, Pulsions enlève, sonde et prolonge un autre chef-d’œuvre détraqué signé Hitchcock, Psychose. Deux piliers du scénario pervers de ce dernier sont repris quasiment à l’identique par De Palma : la fracture provoquée au tiers du récit par la mise à mort sauvage de l’héroïne, avec qui nous partagions jusque-là une relation fusionnelle, et la double personnalité du tueur, frappé de confusion identitaire et sexuelle.

Pris sous cet angle, Pulsions constitue une entreprise de réactualisation du travail d’un maître par un disciple assidu. Ce qu’accomplit De Palma est essentiellement la mise à jour de Psychose au regard de l’avancée, en vingt ans, de la limite de ce qu’il est toléré de représenter crûment sur un écran de cinéma. Hitchcock se tenait sur la crête des restrictions en matière de sexe et de sang en vigueur en 1960, De Palma adopte la même attitude pour 1980. Le geste est simple dans son inspiration, mais superbe par son exécution. Pour la raison qu’en matière de mise en scène pure, sa technique, son acuité, sa structuration en amont et son impact sur le public en aval, De Palma ne vient pas après Hitchcock mais est son égal. Il ne copie pas ; il recrée. Le résultat est donc à la fois une copie conforme et une œuvre originale, unique. La familiarité avec les scènes-clés de Psychose agit comme un vernis appliqué sur les morceaux de bravoure correspondants de Pulsions, qui ont une existence propre et tout aussi éblouissante.

Ce qui est valable avec Psychose l’est aussi pour d’autres renvois à Hitchcock, telle la magistrale séquence de cache-cache mi-érotique mi-angoissant dans les salles d’un musée. Même si l’on pense en premier lieu à Sueurs froides en raison de la cascade de regards mise en place (un homme observe une femme qui contemple un tableau, qui nous donne à voir une part de ses pensées intimes), la scène s’émancipe rapidement de ce parrainage. Elle affirme son panache d’une manière exclusive à Pulsions, puisque devant tout aux orientations outrancières qui fondent sa mise en scène. De Palma charge le spectateur avec une furie inouïe, en utilisant toutes les techniques à sa disposition pour saper sa capacité de résistance et contrôler intégralement sa réponse émotionnelle et réfléchie au film. Le réalisateur ne se cache pas d’avoir pensé son long-métrage comme une entreprise stylistique radicale, où tous les leviers du cinéma horrifique sont poussés à leur maximum. Ainsi, à deux reprises la frontière entre fantasme et réalité s’estompe, lors de séquences de rêves (endormis pour les héroïnes Kate et Liz, éveillés pour nous) parfaites de par leur fidélité à la logique de ce phénomène – sexuellement ambiguës, elles forment chacune un tout cohérent bien que rempli de ruptures dans son déroulement. De façon générale, la magnitude des images et des sons relevant de l’œuvre d’art (dont la sublime bande-originale de Pino Donaggio) est sans cesse exacerbée, quand les formes d’expression plus factuelles, telles les discussions entre personnes, sont réduites à la portion congrue. L’exercice hitchcockien est redoublé d’un exercice de giallo, également formidable dans son exécution.

Reprenant le flambeau de Phantom of the Paradise et Carrie, Pulsions est le siège d’une déferlante de tours de force cinématographiques, faits pour forcer l’étourdissement et l’aliénation. De Palma façonne à sa guise le temps et l’espace. Il les fausse, par des effets de contraction (split-screens qui juxtaposent des intrigues et des temporalités, passages à un point de vue subjectif réduisant notre champ de perception) ou de dilatation. Ceux-ci sont les plus sophistiqués et les plus saisissants. De Palma balaye toute la grammaire de l’image, d’un extrême à l’autre – des ralentis aux plans-séquences, des gros plans au montage fractionné au degré le plus fin – afin d’étirer la durée ressentie et de sublimer l’impact reçu des scènes, quel que soit leur statut théorique. Chaque climax est rendu opératique, monumental : le meurtre de Kate, la chasse de Liz à travers la ville et le métro, la confrontation finale. Et chaque séquence que l’on pourrait croire en creux ou de transition devient un climax : l’ouverture, la poursuite au musée, et même une scène aussi fonctionnelle que celle se déroulant au commissariat dans la foulée de l’assassinat. De Palma dynamite ce qui n’est sur le papier qu’une suite de dialogues, visant à installer le deuxième acte et en enclencher la machine, par une reformulation de l’espace qui tient du génie. Tous les protagonistes principaux de l’intrigue à suivre se trouvent en ce même lieu, répartis dans différentes pièces ; et en plus de les traiter individuellement, comme elle doit le faire, la mise en scène les réunit pour nous simultanément dans le cadre, parce qu’elle peut le faire, par les artifices de la profondeur de champ et de la double focale.

Lorsqu’il ne la tord pas de manière directe, De Palma manipule encore la matière de son récit – en rendant voyante sa transformation en film. C’est le troisième exercice pratiqué dans Pulsions : le cinéma étudié en train de se faire, sous une forme allégorique qui révèle la part malfaisante de sa nature. Car le cinéma est un outil si puissant qu’il peut asservir les sujets observés, et égarer vers la folie les voyeurs. Après les classiques Fenêtre sur cour (Hitchcock encore) et Le voyeur, et juste avant son propre Blow out où cette menace occupera tout l’espace, De Palma aborde ici le sujet en mode mineur, par l’intermédiaire d’un personnage d’adolescent enquêteur autodidacte, Peter. Celui-ci (qui est possiblement la première figure de geek triomphant sur un écran de cinéma) espionne les allées et venues et les conversations, et en tire des pistes audio et vidéo qui prennent immédiatement valeur de films. Miniatures et tronqués certes, mais déjà tout à fait viables ; pour preuve, une partie de la séquence du commissariat nous parvient grâce à un de ces enregistrements, sans traitement a posteriori. L’acte d’enregistrement effectué par Peter tient en même temps du cinéma, et de la violation de l’intimité de deux personnes à leur insu. De Palma établit ainsi un lien sans équivoque entre les deux pratiques, la noble et la répréhensible. On retrouve cette liaison dans les scènes de rêve qui ouvrent et referment Pulsions, où le cinéma est employé dans le seul but d’exhiber à notre regard (de voyeurs) les visions qui hantent le subconscient de deux femmes. La raison d’être du film est peut-être contenue là : réaliser le transfert d’une femme à une autre d’un fantasme secret et infamant.

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