• Nosferatu, de F.W. Murnau (Allemagne, 1922)

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Où ?

À la maison, en DVD zone 2

Quand ?

Samedi

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Nosferatu est un film qu’il est miraculeux de pouvoir voir aujourd’hui. Sans exagérer : peu de temps après la sortie, la compagnie de production fut poursuivie en justice par la veuve de Bram Stoker pour avoir adapté le roman Dracula sans en avoir obtenu les droits, et condamnée à détruire toutes les copies existantes. Tâche heureusement irréalisable, car au moment du jugement le film avait déjà été largement distribué de par le monde. Nosferatu a ainsi survécu, et est devenu l’un des plagiats artistiques les plus estimés. Car ses producteurs avaient effectivement donné pour instruction au scénariste Henrik Galeen de s’inspirer au maximum de Dracula, en se contentant de différences de pure forme. On ne parle jamais de vampire mais de « nosferatu » (terme pseudo-roumain propagé par Stoker dans son livre), le comte Dracula devient Orlok, il ne meurt pas d’un pieu enfoncé dans le cœur mais d’une exposition à la lumière du jour, et ne transforme pas ses victimes en vampires mais les tue directement.

Ce dernier point est tout sauf anodin, car de ce détail émerge un concept essentiel au film, qui lui apporte une grande part de sa superbe. Alors que le vrai Dracula est une individualité démoniaque, la présence d’Orlok est plus incorporelle ; moins humaine que bactérienne. Puisque nul ne l’aperçoit, face à la soudaine multiplication des cadavres ceux qui ont le malheur de se trouver dans un lieu où il sévit s’imaginent avoir affaire à une maladie. Nosferatu transforme cette confusion entre Orlok et la peste en une allégorie, et fait de cette allégorie le moteur terrifiant de son récit. Omniprésente y est l’idée de la contamination – des êtres, des images, des destins – par une force allogène, que l’on ne comprend pas plus que l’on ne peut la repousser. À l’écran tout n’est plus que symbolisme, ce qui fait de Nosferatu un des sommets de l’Expressionnisme allemand alors en plein âge d’or.

Après vingt premières minutes à dessein excessivement paisibles et banales, la corruption du film démarre dès l’instant où Hutter, héros parfaitement ingénu, traverse le pont qui marque l’entrée sur les terres du comte Orlok. Le dérèglement est tout d’abord d’ordre visuel, avec l’irruption d’images – mouvements accélérés, apparitions et disparitions – échappant à toute logique rationnelle. De la surface des choses, la contagion se répand à leur essence même dans un deuxième temps, qui correspond à la décision d’Orlok de mettre fin à son isolement et de rejoindre le monde des humains. La narration de Nosferatu se disloque alors à son tour, avec une prolifération d’histoires parallèles qui a pour effet d’abattre tous les repères stables. Le film devient chaotique, insensé ; plus aucune énergie constructive ne le traverse, les puissances malfaisantes y ont seules la mainmise. L’épidémie de peste qui ravage la ville où Orlok vient s’établir fait figure de stade terminal de ce processus. Le monde agonise et, par ricochet, de frénétique le récit s’engourdit jusqu’à se figer, dans l’attente de la fin.

La présence de Murnau aux commandes permet à Nosferatu de concrétiser son ambition dantesque. Le cinéaste, qui compte parmi les maîtres absolus de son art, excelle à mettre en pratique le credo théorique qui ordonne le film : surplomber l’humanité, lui ôter toute influence (il faut attendre les dernières minutes pour voir l’unique acte pensé et perpétré par une personne – et il s’agit d’un sacrifice). La mise en scène véhicule à la perfection cet état de fait dual, avec d’un côté l’impuissance de la part organique – nous – et de l’autre le triomphe de l’immatériel et de l’occulte. Murnau fait de Nosferatu un film avare en mouvements, actions et planifications, dans l’enchaînement des scènes comme dans la constitution des plans. Tout paraît statique mais c’est une illusion, engendrée par notre déficience à percevoir, et manier, les forces souterraines qui sont bel et bien à l’œuvre. Ce que nos sens laissent échapper, notre sensibilité peut cependant le saisir, confusément, quand l’art lui vient en aide.

C’est précisément le rôle qu’endosse ici le cinéma lyrique de Murnau. Sans se couper de la puissance du verbe qui l’a enfanté (les intertitres forment une œuvre poétique en soi, traversée de formules saisissantes – « dans la terre souillée du labeur de la peste »), il déploie par-dessus celle-ci un ensemble de visions prodigieuses, à la beauté terrassante. Cette fièvre formelle anime les associations mystérieuses d’idées, de sentiments. En conséquence, tout ce qui n’est pas humain développe une aura, une existence en plus de sa réalité immédiate. C’est le cas pour tous les paysages, sauvages ou modelés par l’homme, et pour Orlok bien sûr. Tel qu’il est filmé par Murnau (essentiellement immobile, aux attaques restant invisibles), le vampire ne procède jamais par le geste mais seulement par l’évocation. Sa présence, son incarnation suffisent à diffuser une terreur pure, qui ne connaît ni barrières ni antidote. Soit exactement l’idée que l’on se fait d’un vampire, même répondant au nom de nosferatu. Murnau et Galeen ont pillé Stoker, mais aussi et surtout magnifié sa création.

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