• L’intruse (City girl), de F.W. Murnau (USA, 1930)

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Où ?

A la cinémathèque

Quand ?

Jeudi il y a dix jours, le soir de la réouverture après les vacances

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Friedrich Wilhelm Murnau, l’un des plus grands génies du cinéma muet (Nosferatu, Le dernier des hommes, Faust), n’a eu le temps de réaliser que trois longs-métrages pour Hollywood : le chef d’œuvre absolu L’aurore, le perdu pour toujours (sauf miracle) Quatre diables, et cette Intruse. Il tourna ensuite encore un film, le documentaire Tabou dans l’archipel de Bora-Bora, avant de mourir dans un accident de voiture, à quarante-deux ans. Mais rien ne dit que sa carrière aurait de toute manière pu perdurer car son art était alors en train de prendre de manière irrémédiable le virage du parlant, une pratique qu’il avait en horreur comme tout ce qui pouvait venir altérer la perfection du cinéma « pur ». Murnau pouvait se permettre d’opposer un tel intégrisme à la nouveauté, puisqu’il maîtrisait à la perfection la science des films muets. L’intruse en apportait la preuve éclatante – elle l’apporte toujours, s’affirmant aujourd’hui comme un spectaculaire dernier tour de piste du cinéma muet. Sa place n’est pas pour autant dans un musée, ou les livres d’histoire, mais bien sur les écrans de tout le monde, tant cette œuvre affiche une modernité et une vitalité proprement extraordinaires. Sa flamme brûle avec le même éclat qu’il y a quatre-vingt-deux ans de cela, quand elle a été conçue.

L’intrigue de L’intruse est cousine de celle de L’aurore : dans l’un et l’autre, une femme de la ville rend fou amoureux un homme de la campagne. La différence de taille tient au fait que dans L’intruse, le coup de foudre est réciproque et l’héroïne Kate (Mary Duncan[1]) ne fait rien par calcul mais suit son cœur en toutes circonstances. Le film est ainsi mis sur les rails du mélo pur et dur, avec à la manœuvre l’âme romantique et fataliste du réalisateur. Car le talent artistique est une chose, mais la part de soi-même qui est mise dans le récit d’une histoire est au moins aussi importante. Et ici il ne fait aucun doute que Murnau s’est profondément impliqué dans ce qu’il raconte ; qu’il vit cette romance avec le même transport, le même ravissement que ses protagonistes. L’amour de Kate et Lem (Charles Farrell) passe par tous les états, entraînant le film dans son sillage. La jubilation de la rencontre et de l’attirance partagée donne des séquences enlevées qui préfigurent – même sans paroles – la screwball comedy de la décennie à venir. Puis la peur panique de ne plus jamais se retrouver, et voir cette rencontre miraculeuse se transformer en rendez-vous avorté, engendre un moment de suspense terrible. Dont la conclusion heureuse est présentée avec une joie d’autant plus belle qu’elle est toute simple (le plan sur les deux amoureux enlacés et endormis dans le train).

Une fois rendu à la campagne, L’intruse prend encore un autre tournant avec la confrontation violente entre deux postures, deux modes de vie – l’énergie rieuse de la ville contre la gravité rigide des champs. Murnau se positionne sans équivoque dans le camp des citadins, faisant des campagnards des figures détestables, car intransigeantes (le père de Lem) ou rustres (la troupe des moissonneurs). Son fatalisme prend alors le dessus sur son romantisme, car pour lui il est tout à fait chimérique qu’un amour puisse fleurir dans un tel environnement – le happy-end épinglé à la fin de l’histoire ne leurrera personne. Le cinéaste développe cette position pessimiste au moyen d’une mise en scène tout aussi captivante que dans la première partie. En termes de cinéma, son traitement du drame qui se noue possède la même brillance que les démonstrations d’humour et de suspense qui précédaient. De bout en bout le découpage des plans, la vigueur du montage, la splendeur de certains mouvements d’appareil (le sidérant travelling dans les champs à l’arrivée du couple) font de L’intruse un film qui non seulement est sublime, mais qui l’est en donnant l’impression d’avoir été réalisé hier, d’être pour toujours une œuvre du temps présent. Un chef d’œuvre impérissable, à même de convaincre n’importe qui de la puissance immense du cinéma muet.

[1] comédienne à la carrière fugitive : cinq années avant de quitter le milieu pour mener une autre vie

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