• Frank, de Lenny Abrahamson (Royaume-Uni – Irlande, 2014)

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Où ?

À la maison, en DVD édité par KMBO (sortie le 7 juillet 2015) et obtenu via Cinetrafic dans le cadre de leur opération « DVDtrafic »

Quand ?

Mercredi soir

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Au début de cette année, le groupe anglais alt-J a effectué en accompagnement de son deuxième album une tournée européenne passant à Paris par le Zénith (6000 places), à Londres par l’O2 Arena (20000 places). Une audience stupéfiante, aberrante presque pour des musiciens ne faisant rien pour séduire les masses : compositions complexes, morceaux exigeants, absence de tubes (tout cela s’étant encore accentué entre le premier et le deuxième disque), et charisme, présence scénique, propension au « buzz » réduits au minimum. La même anomalie se perpétue depuis plus de quinze ans pour Radiohead, tête d’affiche incontestable des festivals les plus populaires aux quatre coins du globe tout en proposant une musique de plus en plus avant-gardiste, et en n’ayant jamais cédé un seul pouce de terrain au diktat des standards (la souche du mot standardisation) du show-business, du spectacle, de la communication – de la forme passant avant le fond. Il n’y a pas d’explication rationnelle simple au fait que le destin ait mené ces deux groupes hétérodoxes, s’exprimant à la marge, que sont alt-J et Radiohead à une place au cœur du système. Peut-être est-ce un bug du dit système (alternative chaotique), ou peut-être que celui-ci est si ficelé de toutes parts qu’une place de choix y est effectivement disponible pour les voix discordantes (alternative conspirationniste).

Cette digression inaugurale vis-à-vis de Frank est en réalité un raccourci vers le vif du sujet du film : comment trouver sa place dans le monde, se la construire en adéquation avec ce qui nous a été donné comme cartes, en termes de créativité personnelle, de relation avec les autres, et d’articulation entre ces deux niveaux, intime et social. Cette problématique nous anime tous, plus ou moins consciemment, et plus ou moins pertinemment dans les réponses que l’on y apporte. Elle anime les deux pôles du récit, Jon (Domhnall Gleeson) d’une part et de l’autre les membres fondateurs du groupe qu’il rejoint, les Soronfrbps. Jon fait de la musique en croyant qu’il s’agit de sa voie ; Clara (Maggie Gyllenhaal) et Frank (Michael Fassbender) font de la musique car c’est leur voix, unique et spontanée. L’expression musicale est le seul domaine qui ne leur demande aucun effort, tandis qu’à l’inverse Jon espère que redoubler d’efforts lui permettra de surmonter son absence de don, d’inspiration. La scène inaugurale est particulièrement cruelle envers lui, réglant son sort dès ces premières minutes, jusqu’à cette sortie du cadre que la caméra ne prend même pas la peine d’accompagner, parce que Jon est un raté.

Mais c’est un raté que la société accepte, car il est du genre idiot utile. Il joue docilement le jeu, suivant le courant dominant moderne que Jean-Philippe Tessé décrit si bien dans Les cahiers du cinéma du mois de janvier que je préfère citer ses mots : « ce je contemporain qui calcule son attitude, ses propos, ses goûts, ses opinions en fonction d’un bénéfice social escompté, d’une popularité espérée ; qui se positionne sur le marché de la considération […] cette passion publicitaire de soi, cette recherche de l’attestation par les autres que nous ne sommes pas n’importe qui, cette quête d’autosatisfaction et de légitimation par les autres qu’Internet a quadrillée, capitalisée, organisée à son profit […] ce désir égo-publicitaire qui est la chose la mieux partagée au monde, la maladie de ce siècle ». Jon pratique la musique comme un moyen – de s’élever socialement, de s’affirmer dans le monde, de transformer sa vie en un récit immédiat, cochant une à une les cases des ingrédients d’une success story, prêt à l’emploi pour un magazine ou un sujet de télévision. Jon tient sur Tumblr un journal de bord des répétitions des Soronfrbps, placarde sur Twitter ses états d’âme, poste sur YouTube des vidéos dont il assure lui-même le commentaire en vue de la construction d’une hypothétique légende (« Clara, notre Syd Barrett »).

La collaboration de Jon avec Frank et Clara, pour qui la musique est une fin en soi, dont la vie est une source d’art et non de spectacle, est donc forcément conflictuelle. L’enjeu du film est de savoir lequel des deux camps parviendra à tirer l’autre dans sa direction. Pendant plus d’une heure, Jon a le dessus et entraîne là où il le souhaite les autres protagonistes, ainsi que le film lui-même. Sa route est la plus facile, la plus douce, la plus séduisante. Frank le personnage, parce qu’il est plus faible, et Frank le long-métrage, parce qu’il est plus intelligent, n’opposent aucune résistance. Le réalisateur Lenny Abrahamson observe les événements à la bonne distance, tenant sans flancher une note en équilibre tragicomique, bizarro-réaliste, enfantine et sombre. La manière dont il fait filer son récit en ligne droite, sans temps d’arrêt, hésitation ou pas de côté, jusqu’à ce qu’il se prenne le mur et encore après, est impressionnante et très puissante. Le renversement émotionnel du dernier acte, après la catastrophe, est pour sa part bouleversant. Les masques tombent, au sens propre puisque Frank se sépare de la fausse tête géante en papier mâché qu’il portait auparavant en permanence.

Ce qui se trouve en-dessous est incompatible avec les canons, les fameux « standards », du système mainstream. Impossible de le rendre « likeable » (terme aujourd’hui réduit à son acceptation du like Facebook), ou à l’opposé d’en tirer de l’apitoiement via les raccourcis usuels. La séquence où Jon rend visite aux parents de Frank, et où la dureté du film à l’égard du premier ressurgit enfin, l’exprime sèchement. Jon cherche désespérément un trauma, un pathos auxquels se raccrocher pour faire de l’histoire de Frank un conte larmoyant respectant les clichés du biopic d’artiste torturé ; on lui rétorque qu’il n’y a rien de tel, seulement un homme né pour rester dans la marge, à l’écart. Un fou, comme on dit de l’autre côté de la barrière. Jon peut bien retourner de ce côté-là, rejoindre le troupeau des losers bêlants et consentants devant le miroir déformant de leurs avatars virtuels, et laisser Frank et les Soronfrbps en paix. Ils se construisent leur place dans le monde, ils la rendent agréable à vivre pour eux, ils y sont bien et c’est tout ce qui compte. Peu importe qu’il y ait ou non quelqu’un qui prête l’oreille à la musique qu’ils ont en eux et qu’ils jouent librement.

Les suppléments qui accompagnent le film sont des plus communs dans leur forme – pseudo-making-of se résumant à une poignée d’images saisies sur le tournage et balancées pêle-mêle, courtes interviews promotionnelles des membres de l’équipe. On apprend tout de même au détour de celles-ci un certain nombre de choses dignes d’intérêt : que Michael Fassbender ne devait initialement pas rester pour tout le tournage « sous la tête » avant de changer d’avis ; que différents groupes dont les Flmaing Lips avaient été approchés pour composer la musique du film avant que le compositeur Stephen Rennicks n’en prenne seul la charge. Ce dernier se révèle être l’intervenant le plus captivant, évoquant son passé de musicien, les groupes qu’il a côtoyés, leurs expériences expérimentales, et comment tout cela a nourri la construction du style des Sonorfbps – faux groupe nécessitant néanmoins une vraie musique. Dans les quatre autres entretiens, du réalisateur et de ses trois comédiens principaux, ce sont plutôt des mots captés çà et là qui retiennent (réveillent ?) notre attention : les « émotions dures » que le film fait passer derrière la comédie, son « humour tordu », sa réflexion sur ce que le contact entre les êtres peut avoir de « terrifiant » et sur comment l’art peut être une réponse ; et enfin sa filiation avec Le magicien d’Oz, Frank tenant le même rôle que le dit magicien, d’une figure sur qui tous les autres projettent leurs fantasmes personnels.

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