• To have twice “to have and have not” : les deux adaptations du roman de Hemingway (USA, 1944 et 1950)

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Où ?

A la Cinémathèque pour Trafic en haute mer (The breaking point), de Michael Curtiz, dans le cadre du cycle « Perles noires », et à la maison pour Le port de l’angoisse (To have and have not), de Howard Hawks

Quand ?

Dimanche soir il y a deux semaines, à 19h, et mardi soir

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Un seul film porte officiellement le nom du roman d’Ernest Hemingway To have and have not, mais ils sont deux à en avoir proposé une transposition sur grand écran. Et le plus fidèle n’est pas l’« officiel », mais le discret : The breaking point, Trafic en haute mer en français, repose pour l’essentiel sur des thèmes et idées du livre quand Le port de l’angoisse s’en écarte dans les grandes largeurs. Pour ce film de 1944, le texte d’Hemingway n’est rien d’autre qu’un accessoire malléable et jetable. Il n’est pas le seul, le même sort étant réservé au contexte dans lequel l’action a été déplacée – la Seconde Guerre Mondiale, la Résistance française, choses de valeur elles aussi réduites à faire de la figuration. L’unique objectif du Port de l’angoisse est de fabriquer un Casablanca bis, qui rencontrerait ainsi le même succès formidable que son modèle. Pure logique délirante de producteur, évidemment vulgaire dans son dessein mais incontestablement impressionnante si l’on s’en tient à l’étude neutre des moyens et artifices déployés.

En plus du texte d’Hemingway, adapté pour le cinéma par William Faulkner tout de même, ont été convoqués la star de Casablanca Humphrey Bogart et le réalisateur de renom Howard Hawks. Et lorsqu’une bonne étoile s’est penchée à deux reprises sur le projet, avec la présence dans un petit rôle annexe d’une débutante nommée Lauren Bacall, puis le coup de foudre sur le tournage entre cette dernière et Bogart, le studio y a vu de quoi rendre le film encore plus « efficace ». Plus besoin en effet, comme dans Casablanca, de forcer le couple principal à se séparer à la fin pour la cause de la Résistance ; il suffit de faire de la belle résistante mariée un second rôle, et du personnage de Bacall l’amoureuse du héros joué par Bogart, et c’est le jackpot. Le couple de résistants échappe aux griffes de la Gestapo, et Bogart reste avec sa dulcinée, qui l’est en plus dans la vraie vie. Malheureusement, cette stratégie qui se veut gagnante sur tous les tableaux conduit à une dislocation du film entre ses deux parties – le sauvetage des résistants, et la romance Bogart-Bacall – qui sont totalement étrangères l’une à l’autre et ne dialoguent jamais. Au contraire elles s’affrontent, et cette concurrence finit par avoir la peau de l’histoire des résistants dont on a vite fait de se désintéresser ainsi que l’on nous y incite. Certes, le charisme de star de Bacall et son sex-appeal sont fascinants, l’alchimie entre elle et Bogart crève l’écran, et les dialogues louvoyant avec la censure qu’ils échangent sont remarquablement écrits. Mais seuls en piste ils ne suffisent pas à faire un film, ou alors unijambiste et futile comme l’est Le port de l’angoisse.

La deuxième adaptation, Trafic en haute mer, réhabilite tout ce sur quoi le récit de base d’Hemingway se fondait. A commencer par son ancrage fort dans un contexte social laborieux, revenant sur le sol américain et à des problématiques américaines via l’histoire sèche et tragique d’un homme ayant du mal à joindre les deux bouts, et qui pour se donner un peu d’air à lui et à sa famille accepte des contrats lui faisant traverser la ligne morale qui sépare les honnêtes gens des criminels. Le premier travail de ce genre qu’il consent à accomplir est le passage à bord de son bateau de clandestins chinois depuis le Mexique vers les USA. On est donc cette fois sur les rails du film noir tendance dure, âpre, et certainement pas romanesque et tentatrice. Trafic en haute mer est bon car Michael Curtiz (le réalisateur de Casablanca, au passage) accorde avec justesse sa mise en scène à la brutalité du sujet. Il se passe de musique comme de toute poussée de lyrisme ou d’adrénaline, et ne fait rien d’autre que tenir la chronique crue de cette descente aux enfers, dont le héros est à la fois l’accélérateur et le frein.

La première demi-heure du film en particulier, jusqu’au semi-échec de la première mission, est remarquable. Menée à vive allure, et de ce fait étouffante et intraitable. Le casting est également complètement dans le ton, John Garfield en tête (qui a vraiment été pour son époque le modèle de l’« homme de la rue » dans sa version loser damné, harcelé) et les deux personnages féminins pas loin derrière. L’une et l’autre sont bien loin des archétypes usuels. La femme fatale jouée par Patricia Neal est surtout spectatrice du drame, et aspire à tenir un rôle d’épouse et femme au foyer. Et l’épouse interprétée par Phyllis Thaxter s’affirme comme le contraire d’une potiche effacée ; elle exprime même l’ambition, au cours du récit, d’être un peu plus femme fatale… On aurait quand même aimé de la part du film un peu moins de distanciation et un peu plus d’émotions dans le final. Qu’il reste alors si froid le dessert, en le maintenant sur le même cap alors qu’il y avait possiblement mieux à faire. L’épilogue recèle cependant un vrai moment d’audace et d’engagement de la part de Curtiz. Peut-être en réaction au script qui retombe un peu trop tranquillement sur ses pattes – pour le « simple » prix d’un bras amputé, le héros en définitive pas si déchu que ça s’en tire avec le jackpot financier, l’innocence aux yeux de la police, et son épouse qui revient à ses côtés après avoir menacé de le quitter. Curtiz détourne alors son attention vers le vrai personnage détruit de l’affaire, le jeune fils de l’associé du héros tué au cours de la fusillade finale. Noir, orphelin, pauvre, oublié de tous, ce jeune garçon occupe seul le cadre vidé de toute autre présence humaine dans un dernier plan que l’on n’oublie pas de si tôt.

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