• Tatsumi, d’Éric Khoo (Singapour, 2011)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles

Quand ?

Mercredi soir à 21h, après Tucker et Dale fightent le mal

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Quelques semaines après le J. Edgar de Clint Eastwood, un autre film à la genèse tout à fait différente aboutit à la même conclusion de fond concernant le genre du biopic : celui-ci compte parmi les plus malléables qui soient, mais contient au fond de lui un noyau dur au goût gênant, et quasiment inaltérable. Tatsumi est un fervent hommage dessiné et animé rendu par le cinéaste singapourien Éric Khoo (Be with me, My magic) à l’auteur japonais de mangas adultes Yoshihiro Tatsumi. Mangas adultes n’équivaut pas à mangas pour adultes, les hentai, même si le sexe est un des éléments majeurs (et traités de manière intelligente et intéressante) des histoires imaginées par Tatsumi. Les mangas adultes sont les gekiga, terme dont Tatsumi a été l’inventeur lorsqu’il s’est décidé à convaincre de la légitimité de ce genre nouveau, dissonant, rejetant la futilité et le divertissement pour traiter de drames humains, de sentiments complexes, de dilemmes moraux intenables et finissant souvent mal. Ce pour quoi les romans graphiques sont (à juste titre) célébrés depuis une dizaine d’années, Tatsumi l’avait conceptualisé et mis en pratique il y a un demi-siècle de cela.

La voie choisie par Khoo pour exprimer son admiration pour l’auteur et son amour de ses mangas est profondément originale et ambitieuse – il cherche clairement à faire lui-même œuvre artistique plutôt que de s’en tenir à une indolente et vaine hagiographie. Khoo combine trois types de récit très hétérogènes : l’adaptation de fictions courtes dessinées par Tatsumi (cinq au total), l’exposé d’instants-clés de la vie personnelle et professionnelle de l’auteur (en se basant sur l’autobiographie qu’il a écrite), et la superposition à ce destin individuel des faits marquants de l’histoire globale du Japon, de 1945 aux années 70. Les trois fils narratifs sont tirés de front, dans un numéro d’équilibriste un peu fou mais très fructueux. Khoo réussit de très belle manière à nouer entre les récits des liens qui les enrichissent ; ainsi la marche parallèle d’un pays (qui se reconstruit) et d’un homme (qui s’affirme personnellement en concrétisant son souhait de vivre de son art), les échos entre les états d’âme de ce pays et/ou de cet homme à un moment donné et ce que va raconter telle histoire adaptée de Tatsumi insérée précisément à ce moment du film… Pour autant le réalisateur ne transige pas avec le caractère singulier des différentes parties. Il n’est pas dans son intention de les amalgamer en un ensemble uniforme, et le choix d’affecter à chacune une esthétique propre va dans ce sens. Pour les faits historiques nationaux, un diaporama d’images fixes, pour les transcriptions de mangas, des teintes monochromes et un trait impulsif, nerveux ; l’animation 2D plus classique et polychrome est réservée aux seuls passages biographiques, lesquels ne sont pas pour autant platement naturalistes mais comportent leur lot de visions irréelles et inspirées. L’unité entre ces styles existe : dans la beauté et l’inventivité qui les caractérisent tous autant qu’ils sont. En cela l’hommage est réussi, le dessinateur Tatsumi étant célébré par un film Tatsumi visuellement accompli.

Les saynètes fictionnelles sont les sommets du film (enfin, quatre sur les cinq, « Just a man » étant plusieurs crans en-dessous des autres). Elles forment un ensemble de contes (a)moraux brutalement tragiques. Des êtres modestes, sans histoires, innocents au sens qu’ils ne veulent a priori de mal à personne, s’y font broyer par le monde extérieur (la guerre, la pauvreté, le travail à la chaîne), ce qui les pousse dans les bras de leurs démons intérieurs et les accule in fine à une folie sans retour. En prenant appui sur les épaules de Tatsumi, Khoo expose sèchement et sans affects la misère profonde de la condition humaine. La réussite de l’entreprise est à mettre au crédit des deux hommes, car le prolongement animé donné par Khoo aux dessins et idées de Tatsumi en renforce l’impact. La partie biopic est moins emballante, en partie parce qu’elle souffre de la comparaison – elle ne peut être que moins dramatique, moins intense – et aussi car… c’est un biopic. Il arrive que Khoo s’embourbe dans les sables mouvants dont le genre est rempli, du manque de recul par rapport au sujet traité à la dramatisation excessive de difficultés rencontrées par le héros, menant à l’abus de moments ostensiblement tire-larmes. Cela est moins grave (Tatsumi ayant par ailleurs bien assez de forces et de flamboiements pour rendre ces quelques moments de flottement tout à fait dérisoires) qu’intéressant sur ce que cela dit du genre biopic : l’immense majorité de ceux qui s’y frottent s’y piquent, et Khoo vient grossir leurs rangs au détour de ce bel objet hybride, franc-tireur et faussement tranquille.

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