• Robert Mitchum, le meilleur ennemi : La nuit du chasseur, de Charles Laughton, et Les nerfs à vif, de J. Lee Thompson (USA, 1955 et 1962)

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Grâce à une diffusion sur Arte, j’ai récemment enfin vu Les nerfs à vif (Cape fear en V.O.), film noir datant de la fin de l’âge d’or du genre et doté d’une réputation certaine – en partie en raison de l’existence d’un remake conçu par la paire Scorsese / De Niro1. L’original a lui aussi de sérieux arguments à faire valoir au niveau du casting, avec une opposition de haut vol entre deux monstres sacrés de l’époque, Gregory Peck et Robert Mitchum. Chacun opère en terrain connu, Peck étrennant ses habits vertueux de père de famille et avocat modèle qui lui feront remporter l’Oscar l’année suivante (pour To kill a mockingbird), et Mitchum se fendant d’une composition de méchant démesuré, inhumain au sens le plus immédiat. Intraitable, amoral, animal, le caractère de son personnage est une déclinaison schématisée (les références religieuses et le grotesque ont disparu) de celui qu’il avait créé pour La nuit du chasseur – dont je parle longuement plus loin dans cet article.

Rien que ce choix de comédiens suffit à donner vie à l’écran à l’excellente idée de départ du roman dont le film est l’adaptation. Une brute revancharde débarque un jour dans la ville où officie comme avocat l’homme qui, plusieurs années auparavant, l’a envoyé en prison en témoignant contre lui au sujet d’une agression. Max, le bad guy, se met sans attendre à harceler Sam, le good guy, en prenant bien soin de rester toujours inattaquable formellement. Les sous-entendus lubriques de ses remarques concernant la fille adolescente de Sam sont insupportables aux oreilles d’un père, mais insuffisantes à le faire arrêter ; l’empoisonnement du chien de Sam est une évidence mais qu’aucun élément tangible ne permet de relier à Max. Le plan de ce dernier est au contraire si savamment conçu que c’est lui qui parvient à endosser aux yeux de la loi les habits de la victime. Sam, incapable d’égaler son machiavélisme, tombe dans tous les panneaux. Il frappe Max devant témoins, le fait tabasser à la nuit tombée par d’autres brutes payées pour l’occasion, et s’acharne à le faire arrêter, fouiller, perquisitionner dans l’espoir déraisonnable de trouver une faille qui de toute évidence n’existe pas.

Ce développement initial de l’intrigue est mené au pas de charge, refusant au spectateur tout moment de répit ou de distraction. Le but manifeste, et largement atteint, est de radicaliser au maximum la confrontation entre Max et Sam. De la porter à son point de déflagration. L’inquiétude qui apparait alors est celle que l’on ressent devant tout film fonçant tête baissée vers un tel degré d’inconnu : combien de temps parviendra-t-il à tenir cette cadence, cette puissance, cette intelligence. Dans le cas des Nerfs à vif, pas assez longtemps malheureusement. Le récit s’ankylose avant même la mi-parcours, après une séquence bien précise qui se joue en deux temps : le viol commis par Max sur une femme séduite dans un bar, puis le refus de témoigner de celle-ci. La première partie fait basculer Max dans un état de vice et d’horreur inqualifiable, irrévocable ; la seconde légitime une fois pour toutes la logique de vendetta personnelle de Sam, puisqu’il n’y a définitivement aucune autre voie possible. Le film se fige en somme dans un état manichéen et donc confortable, avec les camps du Bien et du Mal nettement délimités et lourdement lestés. Les nerfs à vif est alors aiguillé sur les rails de sa conclusion devenue désormais inéluctable. Le scénario et la mise en scène paraissent soudain bien faibles (Thompson n’a de toute manière jamais été bien plus qu’un honnête faiseur hollywoodien), car incapables de camoufler le fait qu’une grande partie de la deuxième heure de film est une entreprise de pure temporisation, visant à éviter d’arriver trop vite au dénouement. Lequel est raisonnablement réussi au niveau du spectacle – grâce au choix du décor, un marécage sauvage aux allures de jungle – et de la mise en scène – avec un beau découpage de l’action –, mais presque vide de suspense et d’intérêt moral. Car dans Les nerfs à vif, le Mal n’est qu’un élément importun, une anomalie passagère que le Bien doit éradiquer ; et qu’il peut tout à fait éradiquer, sans même une évolution de sa part ou un sacrifice.

Les choses sont sensiblement plus compliquées dans La nuit du chasseur. Le Mal y est là encore personnifié par Robert Mitchum, mais sous la forme d’un ogre de conte, à la fois terrifiant et grotesque, inhumain et sophistiqué. Sa forme d’expression spontanée, non préparée, semble être ces cris et geignements de bête qu’il pousse en situation de panique. Et pourtant, son arme la plus dangereusement efficace est son appropriation et sa maîtrise d’un langage particulier et recherché, celui de la religion. En endossant l’habit d’un pasteur, au sens propre comme au figuré (les références bibliques de pure forme saturent son discours et noient son auditoire), il s’attache le soutien inconditionnel des masses. Le contrôle qu’il exerce sur elles par les mots seuls, qu’il rend suffisamment forts et convaincants pour qu’ils occultent le fait que ses actes sont en totale contradiction, est un remarquable traité d’ordre politique, sur la dualité entre personne publique et personne privée.

Les personnages adultes de La nuit du chasseur sont des proies faciles pour le faux pasteur Harry, car presque tous (la seule exception étant la figure maternelle salvatrice intervenant à la fin, Rachel) ont déjà une part de corruption en eux. Faibles, ils s’en remettent à des mensonges pour les guider et les soutenir à travers l’existence. Ils détournent par ce biais leur regard des vérités les plus dérangeantes de celle-ci. Il peut s’agir de petits mensonges (le vieux Birdie qui pense qu’on l’accusera de meurtre s’il déclare avoir trouvé le corps d’une personne disparue) ou de gros – l’aveuglement total de Mme Spoon face à Harry, le reniement complet par l’héroïne Willa de son ancienne personnalité une fois qu’elle s’est remariée avec ce même Harry, reniement dont la séquence terrible de la nuit de noces est l’expression paroxystique. Cependant toutes ces fictions sont habitées par une constante immuable, qui est que les adultes se convainquent absolument que la vérité y réside bel et bien. La fin est à ce titre terrible, avec le renversement de paradigme qu’opère Mme Spoon (et le reste de la foule avec elle), soudain aussi virulente dans son désir de lyncher Harry qu’elle l’était auparavant pour chanter ses louanges et lui donner le bon Dieu sans confession. Sa première bulle d’illusion immodérée lui ayant éclaté au visage lorsque les crimes de Harry ont été exposés, elle s’en reconstitue sans attendre une nouvelle tout aussi extrême.


Face à ce troupeau d’adultes fiables uniquement jusqu’au premier danger, les enfants sont vus comme les seuls capables de se confronter véritablement au monde et à ses épreuves. Ils sont dans l’action, et non dans le déni vis-à-vis de la réalité. La vie est pour eux l’accomplissement d’une mission. Pour les deux héros Ben et Pearl, le fils et la fille de Rachel, cette mission est de protéger coûte que coûte le secret que leur père leur a fait jurer de garder avant d’être envoyé en prison. Une fois ce serment pris, peu importent les tentatives de séduction ou d’intimidation de l’ogre Harry : jamais il ne mettra la main sur le butin du casse effectué par le père des deux enfants. Cette confrontation entre l’innocence enfantine et la monstruosité de l’ogre, qui laisse donc les adultes à la marge, est l’un des nombreux points qui font de La nuit du chasseur un conte moderne si abouti et si puissant. La volonté du réalisateur Charles Laughton (dont il s’agit du seul et unique long-métrage !) de s’inscrire dans cette catégorie particulière de récit est évidente d’entrée. L’ouverture du film prend la forme de celle d’une histoire racontée à des enfants ; immédiatement après, le prologue affiche l’omniscience d’un « Il était une fois » de début de conte, avec ses mouvements de caméra qui plongent depuis le ciel vers le monde des personnages comme on entre dans un livre et qui relient à grande allure deux destins indépendants.

La mise en scène et la narration prolongent par la suite cet effet de conte tout au long du film. La nuit du chasseur déborde d’une foi inébranlable, fantastique en la puissance inégalable du symbolisme des images et des sons. La composition très picturale d’un grand nombre de plans affirme que l’horizon visé par Laughton n’est pas le réalisme mais la puissance évocatrice des illustrations de livres pour enfants, et leur façon de créer une vision du monde qui n’appartient qu’au récit qu’elles soutiennent et à lui seul. Cela repose en premier lieu sur le noir et blanc qui caractérise le film, extrêmement contrasté, avec ses deux pôles opposés qui tranchent sans discontinuer l’un avec l’autre – il n’y a quasiment pas de gris pour les relier, les mêler. La narration, quant à elle, est ponctuée d’ellipses puissantes qui contribuent à sa richesse et à son ampleur en autorisant le récit à parcourir une distance fabuleusement grande entre son départ et son arrivée. La quantité de thèmes, de protagonistes, d’aventures consommés dans l’intervalle est étonnante, il y a comme cinq ou six films en un. Enfin, La nuit du chasseur ne serait pas un aussi beau conte s’il n’affirmait pas autant la suprématie du chant sur la parole. Presque aussi présent au sein du film en quantité, il est autrement plus évocateur et mémorable a posteriori. L’affrontement final entre Harry et Rachel, le faux pasteur et la vraie sainte, se règle d’ailleurs non au fusil comme on le pense un temps mais au chant de cantique : Rachel révélant que Harry oublie sciemment une partie des paroles de son chant fétiche qu’il fredonne tout au long de l’histoire – et pas n’importe quelle partie, mais le nom de Jésus. La force de cette scène dépasse tout ce qu’un duel physique, même le plus terrible, peut engendrer.

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