• Parcours meurtrier d’une mère ordinaire, de Jean-Xavier de Lestrade (France, 2009)

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Où ?

A la maison, enregistré sur France 3

 

Quand ?

Mercredi soir, à l’improviste après annulation d’une soirée Twin Peaks

 

Avec qui ?

Ma femme

 

Et alors ?

 

Il y avait de toute évidence beaucoup moins de personnes devant leur télévision lundi dernier (ou plus tard, en différé) à suivre ce film mettant en avant une conscience, une douleur, un
individu, qu’il n’y en a qui ont entendu parler de l’affaire Courjault, plus connue sous le nom choc, définitif, de « L’affaire des bébés congelés ». Une bonne part de ce public n’était de toute évidence
déjà plus là, happée par le flot continu d’actualités et de faits divers frais, lorsqu’il avait été établi que cette affaire n’avait rien d’un complot, d’un coup de folie, ou de représailles
diaboliques et effroyables ; mais qu’il s’agissait d’un cas, radical mais pas inédit, de déni de grossesse. Une fois de plus, le fait que le temps nécessaire pour comprendre la plupart des
choses qui ont trait à l’humain est long, et incompressible, se heurte donc à une autre temporalité, entretenue par ceux qui y trouvent un intérêt – celle du spectacle, de l’attrait de la
nouveauté, du détournement de l’attention.

 

La spécificité du procès que Jean-Xavier de Lestrade a reproduit en une fiction ultra-fidèle fait que, plus encore que ses séries et films américains – Un coupable idéal, The staircase, Justice à
Vegas
– qui traitaient surtout d’un système, Parcours meurtrier d’une mère ordinaire est aussi une histoire individuelle, intime. Les actes de
l’accusée Véronique Courjault n’ont laissé aucune des traces matérielles annexes classiques (telle une arme du crime), n’ont été observés par aucun autre témoin qu’elle, et n’ont même concerné
qu’elle-même : les trois nouveau-nés qu’elle a tués sur une période de quatre ans l’ayant été à peine leur accouchement réalisé, alors qu’ils étaient encore reliés à elle par le cordon
ombilical. Toute l’affaire, de ses causes à son hypothétique résolution, se trouve concentrée dans l’esprit et la mémoire de Véronique Courjault. Les débats qui ont eu lieu devant le tribunal se
sont donc résumés à un long et difficile processus de compréhension voire de psychanalyse, mené de manière externe par les experts appelés à la barre et de manière intérieure par Véronique
Courjault elle-même. Le statut de cette dernière devient dès lors incertain, fluctuant. Elle est tour à tour coupable, victime (de son histoire familiale compliquée et pleine de silence), malade
(sur le plan mental). Ce dernier aspect finit par occuper la plus grande place, ce qui amène à se poser sérieusement la question de savoir si la place d’une telle accusée est réellement devant un
tribunal, puis en prison.

 

Malgré l’incapacité profonde qu’a chacun d’entre nous à expliquer les mystères profonds de notre âme par le biais du langage et de raisonnements logiques, la manière dont Véronique Courjault
parvient à s’en approcher est une chance rare de pouvoir lever un coin du voile d’incompréhension qui entoure toujours le mécanisme psychologique du déni de grossesse – et, a contrario, celui
d’une grossesse épanouie, sans soucis. Chacune des tentatives d’éclaircissement de Véronique Courjault sur son expérience personnelle, de même que chacune des interventions d’experts appelés à la
barre, est intéressante et même importante à entendre ; mais l’on peut faire une introduction succincte du sujet en reprenant cette phrase de Véronique Courjault, « J’étais
enceinte, et puis je ne l’étais plus »
. Dans sa tête, et donc dans son corps qui ne change pas, qui ne s’adapte pas, et qui au moment de l’accouchement délivre le bébé avec une facilité
et une rapidité déconcertantes puisqu’il « n’y a pas » de bébé. Le paradoxe est aussi limpide qu’insoluble. Il est en quelque sorte l’expression extrême de la complexité
psychique qu’il y a à être une femme (comparativement aux hommes), et de devoir tenir successivement ou simultanément tous ces rôles différents de fille, de femme, de mère au sein de la longue
chaîne de personnes portant et donnant la vie.

 

Cette difficulté est un concept auquel le juge en charge de l’affaire Courjault est resté parfaitement insensible – en tout cas dans la reproduction fictionnelle que nous en donne Jean-Xavier de
Lestrade, dont rien n’incite raisonnablement à douter de la véracité (le cinéaste a plus que fait ses preuves, et le projet de Portrait meurtrier d’une mère ordinaire a dû être
surveillé et inspecté à toutes les étapes de sa réalisation). Ce film est une fiction non par choix mais par défaut : la France, contrairement aux USA, interdit toujours sauf dans des cas
exceptionnels que les débats de ses tribunaux soient filmés et diffusés. Le travail à fournir pour apporter un témoignage filmique aussi pointu et juste que celui présenté ici est dès lors
titanesque. De Lestrade est toutefois parvenu à transformer cette contrainte en un atout, en réalisant qu’il gagnait au passage une liberté de cadrage et de mise en scène qui lui est ôtée
lorsqu’il filme en direct un procès, depuis des emplacements qui lui sont alors imposés. La grammaire cinématographique devient un moyen supplémentaire d’exprimer des impressions, des rapports de
force. Ainsi le positionnement du juge et de l’avocat général en surplomb de la salle est-il appuyé par l’emploi de légères mais notables plongées et contre-plongées, tandis que la vitre qui
entoure le box de l’accusée devient le reflet de son âme. Elle-même s’y voit lorsqu’elle fait face aux témoins ou à son mari ; et pour un point de vue extérieur au box le bord inférieur de
cette vitre semble couper son corps en deux, avec un léger décalage dû à l’épaisseur du verre qui devient l’expression de sa fêlure intime.

 

On ne peut que regretter que Portrait meurtrier d’une mère ordinaire soit unique en son genre car il met le doigt, via l’attitude outrancière du juge, sur le principal danger du
système judiciaire français – la potentielle absence de neutralité du juge d’instruction. Les dérives que cela peut créer apparaissent en effet en pleine lumière dans des procès tels que
celui-ci, où le juge instruit presque exclusivement à charge. Son rationnalisme extrémiste le pousse à se montrer inflexible sur deux certitudes : une femme n’a pas à avoir d’états d’âme dus
au fait d’être enceinte (voire, elle n’a pas à en avoir du tout) ; et les aveux obtenus de Véronique Courjault durant sa garde à vue sont parole d’évangile, tous les ajustements et
rétractations pouvant y être apportés par l’accusée n’étant que le résultat de « stratégies de défense ». La combinaison de la subjectivité – le présupposé misogyne primaire – et de
l’orgueil – l’intransigeance envers le camp de la défense et la maîtrise absolue de l’orientation des débats – est dévastateur. Et cela va beaucoup plus loin que le court aperçu d’un dérapage
comparable donné par la dernière audience suivie par le documentaire 10è chambre de Raymond Depardon. Ici le juge tance l’accusée, balaye chaque initiative des ses avocats
comme autant de manœuvres frauduleuses, interroge les témoins selon son point de vue, sans adapter ses questions à leurs réponses discordantes. Un tel autoritarisme a forcément dû jouer un grand
rôle dans la sévérité du verdict du jury, qui est allé jusqu’à retenir la préméditation pour deux des trois meurtres.

 

Portrait meurtrier d’une mère ordinaire montre à quel point les grands principes dont se drape la justice française, qui se pose comme étant au-dessus des hommes (là où la justice
américaine, en assumant d’être un affrontement entre deux partis antagonistes, se place plus à hauteur d’homme) peuvent facilement être détournés dès lors que leur garant favorise un camp par
rapport à l’autre – dès lors, en définitive, que la balance symbolisant cette justice impartiale n’est plus à l’équilibre. Mais ce parti pris en faveur de l’accusation n’est pas que le fait
individuel des juges ; et celui ayant présidé la cour d’assises lors du procès de Véronique Courjault n’a fait qu’appliquer, sévèrement, des dispositions qui sont en passe de devenir
inhérentes au système. Droits de la défense bafoués et réactivation
des jugements pénaux de malades mentaux d’un côté, abus de la force de frappe de la garde à vue de l’autre, la justice fait face au risque de ne plus être qu’un simple auxiliaire de la police
et du parquet, et de leur obsession du rendement chiffré – et ce sans même parler de la volonté politique de supprimer le poste de juge d’instruction indépendant, au profit d’affaires directement
instruites par le parquet. De même que de Lestrade montre au fil de son récit comment cette affaire Courjault a donné une tribune au drame du déni de grossesse, rendu audibles les voix de celles
qui en souffrent et possiblement fait évoluer les mentalités sur ce sujet, on aimerait qu’une multiplication de films décrivant le déroulement de procès aux assises permette d’infléchir le
fonctionnement du système judiciaire et son évolution. Deux choses dont le public se trouve radicalement mis à l’écart.

 

Une réponse à “Parcours meurtrier d’une mère ordinaire, de Jean-Xavier de Lestrade (France, 2009)”

  1. soulard dit :

    Un seul mot monsieur: Bravo!!!! Peu de gens ont eu une vision si juste de ce qu’il s’est réellement passé au procès de Mme Courjault!