• Les promesses de l’ombre, de David Cronenberg, et Le rêve de Cassandre, de Woody Allen (Angleterre, 2007)

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Où ?
Au Max Linder (de base !) pour le premier, et à l’UGC George V pour le second

 


Quand ?

 

Dimanche dernier, et jeudi soir

 

Avec qui ?

 

Les promesses de l’ombre : ma fiancée (qui a dû penser être tombée dans un traquenard au cours des quelques séquences très choquantes, mais qui a beaucoup aimé
au final), et un public bien fourni en regard de la grève des transports

 

Le rêve de Cassandre : ma fiancée, et suffisamment de gens pour remplir la salle à raz bord (en même temps, un dimanche à 18h quand il pleut, toutes les
salles des Champs-Élysées sont pleines à raz bord)

 

Et alors ?

 


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Viggo Mortensen en tenue
d’Adam dans un hammam, c’est la scène la plus incroyable de l’année au cinéma, et c’est dans Les promesses de l’ombre. Pas parce qu’il est tout nu (même si ça a son
importance), mais parce qu’il se bat à mains nues (forcément) contre 2 tueurs armés de couteaux recourbés comme il faut pour bien faire mal. 5 minutes d’un combat d’une violence extrême et
frontale, où tout est mortellement tranchant : le décor froid et entièrement anguleux, la lumière sèche et très contrastée, les lames des couteaux, les bruits sourds des coups et des cris, les
muscles saillants de Mortensen (qui n’a pas un gramme de graisse jusqu’à en être squelettique : on distingue les os de ses clavicules même lorsqu’il est en costume et manteau). La scène s’achève
en apothéose avec un très lent travelling à la Steadycam en plan-séquence, aussi serein dans son mouvement que l’action qui se déroule sous nos yeux est barbare et hystérique.

 

La séquence est le point d’orgue d’un système identique à celui déjà mis en place par Cronenberg dans A history of violence : un univers en apparence calme, sans
remouds, que le récit fait tout juste craqueler pour nous donner de brefs mais indélébiles aperçus du bouillonnement de violence qui règne hors champ. L’air de rien, Cronenberg invente un nouveau
genre de détournement avec ces 2 films successifs tirés de scénarios qu’il a acceptés de tourner, et non qu’il a écrits ou inspirés : jouer la « sous enchère » pour tirer d’un script de
série B un peu bateau quelque chose plus déstabilisant et malin que pétaradant et superficiel. Un versant aussi gratuit que passionnant de cette tactique de détournement ironique est le
traitement de la mafia (d’habitude über-sérieux) : source d’un comique cartoonesque dans A history of violence, débordante de sous-entendus homo érotiques ici – le
combat dans le hammam étant le revers violent des accolades sensuelles.


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A history of violence était (à mon goût) un peu trop théorique et ambitieux pour fonctionner pleinement ; ici, le fait que Cronenberg ne cherche plus
à gonfler son point de départ (A history of violence visait l’allégorie englobant toute la violence américaine) mais à le diminuer jusqu’à quasiment l’annuler colle bien
mieux au style visuel employé. Sans spoiler, disons que l’histoire consiste à démonter un à un les morceaux du mystère de départ, ce qui s’avère en fait aussi ludique et prenant que le processus
classique de recoller ces morceaux ensemble dans le bon ordre. Cronenberg filme de manière très distanciée et très ordonnée un monde lui-même très ordonné (les mafieux d’un côté, les gens
« normaux » de l’autre) et où les 2 camps se tiennent à bonne distance. Le seul élément qui les relie initialement (le journal intime d’une prostituée morte en couches) est d’ailleurs
assez vite éludé, pour se concentrer sur des destins individuels passionnants, peints à coups de mise en scène plus que de dialogues et d’actions des personnages : décors et lumière sont
primordiaux – et superbes, de vrais tableaux de maître, parmi lesquels la séquence du tatouage arrive en tête de liste. Le Londres tape-à-l’oeil du 21è siècle et la mafia russe, qui se
nourrissent mutuellement des attentes de l’autre tout en s’ignorant en surface, inspirent incontestablement plus Cronenberg que la cambrousse américaine et la mafia irlandaise.


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Mortensen, qui passe dans la 2è moitié du récit de personnage utilitaire à premier rôle tragique dans un étonnant changement de perspective, surplombe ces destins croisés, avec une
performance purement géniale dans laquelle la scène de baston trouve pleinement sa place. Ça ne lui vaudra sûrement pas un oscar (car la moitié des votants fermera les yeux au moment de la dite
scène), mais ça devrait. Et dans la rubrique « ils sont vraiment formidables », la partition de Howard Shore est comme à son habitude remarquable, parfaitement en phase avec l’action,
le ton et les personnages.

 

Pourquoi relier ce film à la seconde leçon de morale londonienne de Woody Allen, cinéaste aussi éloigné que possible de Cronenberg ? Pour l’un comme pour l’autre, l’exil londonien s’est mué
en règlement de comptes avec une société ostentatoire, où les gens baignent dans le luxe et le mépris de leurs concitoyens et n’en sont pas repus pour autant. Les 2 hommes trouvent dans ce
nouveau combat une hargne régénérée mais aussi, l’air de rien (au risque de passer inaperçu aux yeux de beaucoup), de quoi nourrir une réinvention de leurs visions respectives de leur art,
autrefois si codifiées.

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Allen se découvre ainsi un goût pour une mise en scène très travaillée (des panoramiques soignés, une lumière complexe), et teinte son drame d’un suspense respecté – et non pas moqué comme dans
Match point – avec une citation directe de Plein soleil. À propos de Match point, il y a assurément moins de
beauté, de malice et de classe dans Le rêve de Cassandre. Mais tout cela est voulu, déceptif à dessein, de même que la principale différence entre les 2 œuvres : ni
meurtre ni scène de sexe « consommés » à l’écran ici. Tout ici n’est que raconté indirectement, placé hors champ. Allen refuse à ses personnages l’expression concrète des pulsions qui
vont les perdre. Ils ne méritent même plus la jubilation du crime, ils n’ont droit qu’au châtiment – lequel sera ironique, forcément, puisque la vie chez le cinéaste est grotesque, écartelée
entre Bergman et les Marx brothers.

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Si les 2 antihéros sont tant méprisés par leur créateur, c’est parce qu’ils sont aisés et ne manquent de rien, bien au contraire. L’ouverture du film les montre acheter un voilier ;
plus tard ils jouent des sommes folles aux courses ou dans des projets immobiliers. Mais ils en veulent toujours plus, infantilisés qu’ils sont par une quête monomaniaque de l’argent. Allen les
traite donc comme des enfants, sans indulgence : cela passe par le jeu demandé aux acteurs – McGregor et Farrell révèlent d’ailleurs des qualités insoupçonnées dans des rôles à ce points veules
et puérils –, leurs postures maladroites, les tournures enfantines mises dans leurs bouches (ils donnent du « Uncle Howard » à leur oncle mafieux et immoral). Le drame qui se
noue n’en est que plus sévère : ne seraient en jeu des vies et des millions, les bisbilles et crises de gamins de Terry et Ian prêteraient à sourire. Face à eux, les 2 femmes sont matures,
réfléchies – et victimes. Victimes d’un monde où l’éthique et la morale s’avèrent peu utiles : elles rendent fous ceux qui s’en réclament, et laissent en paix ceux qui s’en désintéressent.

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Moins immédiatement impressionnant et virtuose que Match point, et assurément quelque peu en deçà (des longueurs et des dialogues surécrits balisent le métrage, tandis
que l’utilisation de la musique est plus lourde et moins inspirée), Le rêve de Cassandre devrait tout de même se hisser à terme sur le même piédestal des contes moraux
glaçants. Quant aux promesses de l’ombre, elles devraient se hisser sans mal parmi les tops 10 de l’année qui vont bientôt apparaître.

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