• Les nuits de la pleine lune, d’Eric Rohmer (France, 1984)

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Où ?

A la cinémathèque

Quand ?

Samedi après-midi, il y a dix jours

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Cela tourne au rabâchage : encore un texte sur Ciné-partout-toutletemps où il va être question de célébrer l’intelligence d’Éric Rohmer, et d’un de ses films. A contre-courant de la majorité des réalisateurs, Rohmer n’a jamais fonctionné de manière autiste, dans un petit monde personnel centré sur des obsessions en permanence retravaillées, approfondies tandis que la société extérieure est réduite à un bruit de fond plus ou moins audible. Au mieux, un contexte. Devant la caméra de Rohmer ce contexte devient partie intégrante du sujet, à part égale avec les acteurs humains du récit. Cinq décennies durant, les œuvres du cinéaste ont su faire corps avec les frémissements et fluctuations de leur temps, incarnés le plus souvent par la jeunesse sensible et exaltée du moment. Cette incarnation, fictionnelle mais vivante et éloquente, est l’un des deux catalyseurs qui transforment un film de Rohmer en un essai à partir de sa base de reportage, pour parler en termes littéraires. L’autre est la lumineuse intelligence du propos – nous y revoilà.

Les nuits de la pleine lune est un exemple éclatant de cette acuité, et de la subtilité dans le discours qui lui donne toute sa saveur. L’action se situe en 1984, et ne pourrait pas être transposée à une autre période ; elle se déroule entre Paris et Marne-la-Vallée, et tout déménagement la rendrait caduque. Rien de bien conséquent, ni solennel, n’y est pourtant adressé comme c’est d’ordinaire la norme dans les films catalogués « d’époque ». Au départ, il n’est question que d’un différend assez bénin au sein d’un couple, qui n’en est même pas à l’étape du mariage mais simplement de vivre sous le même toit. Et justement, elle (Louise / Pauline Ogier) exprime le désir de profiter chaque vendredi soir du petit studio qu’elle possède à Paris, son lieu de travail et de sorties, afin de ne pas être tributaire du dernier RER retournant vers Marne-la-Vallée, son lieu de résidence. Lui (Rémi / Tchéky Karyo) se lève au contraire tôt le samedi matin, et n’a pas d’attrait particulier pour les fêtes et les soirées. Dans cette petite fissure vont venir se déposer peu à peu des détails, des rencontres, des remarques, des prises de conscience dont l’accumulation finira par disloquer le couple en éloignant au-delà du soutenable Louise et Rémi, leurs styles de vie, leurs aspirations.

A mesure que le film progresse, un certain vertige nous gagne face à l’étendue de ce que Rohmer concentre dans cette simple lézarde intime. Celle-ci devient une embrasure au travers de laquelle un vaste panorama des mutations urbaines des années 80 est offert à notre regard. Par urbains, on entend ici les lieux de même que ceux qui les occupent. En prenant un méli-mélo sentimental comme prétexte pour s’intéresser à ce qui compose le quotidien des jeunes adultes d’alors (leurs lieux de rencontres, leur musique, leurs tenues…), Rohmer ressuscite l’esprit et la fougue de la Nouvelle Vague originelle – un trait encore renforcé par le fait que Paris, lieu symbolique du mouvement, soit le cadre des Nuits de la pleine lune. Au passage, il signe ainsi ce qui est, à ma connaissance, une des rares œuvres à démontrer suffisamment d’intérêt et de sincérité vis-à-vis des années 80 pour ne pas subir le passage du temps comme un outrage. Loin des ricanements (ou pire) que les longs-métrages de cette époque provoquent aujourd’hui, Les nuits de la pleine lune dégage suffisamment de noblesse et de vérité pour passer entre les gouttes. Il est pourtant issu du même moule kitsch.

Rohmer pousse le geste plus loin encore dans la voie sociologique, en effectuant une synthèse épatante entre deux logiques : celle de la conduite des personnages, et celle de l’agencement de leur environnement géographique et architectural. Sa thèse dans Les nuits de la pleine lune est qu’il est tout à fait possible de les assimiler l’une à l’autre. Pour faire court (ce qui ne rend qu’imparfaitement hommage à la richesse de la réflexion menée), il y a d’un côté le désordre, bouillonnant, exalté, imprédictible, personnifié par exemple par le rôle tenu par Fabrice Lucchini (et le plaidoyer pro-Paris très juste qu’il prononce) ; et de l’autre son contraire aménagé avec rectitude, équilibre, qui croit avant tout en une ligne claire et en des structures gages de stabilité. Les reproductions de toiles de Mondrian qui décorent les murs de l’appartement de Marne-la-Vallée en seraient le noyau symbolique, propagé ensuite de façon fractale dans tous les aspects de cette seconde option de cadre de vie, qui a précisément émergé dans les années 80. Il est important de souligner que Rohmer ne désigne aucun vainqueur, ni aucun favori. Il positionne les deux modèles dos à dos, et ne pouvant pas s’entendre ou se mélanger. Le cinéaste a toujours affirmé être un passionné d’architecture. Les nuits de la pleine lune est une manière superbe et éclairée de transmettre cette passion.

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