• Le joli mai, de Chris Marker et Pierre Lhomme (France, 1963)

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Où ?

A la Cinémathèque, dans le cadre du festival du film restauré

Quand ?

Un dimanche de décembre, à 18h30

Avec qui ?

Seul

Et alors ?

Le joli mai est un projet un peu fou : filmer un mois durant Paris dans toute sa diversité, aller à la rencontre des classes sociales qu’elle brasse, en interroger les membres en élargissant peu à peu et l’air de rien le champ des questions – leur quotidien, leur existence, le monde. Et, de toute cette matière, faire un film qui soit plus que la somme de ses parties ; qui tresse un lien puissant, et pourquoi pas transcendant, entre elles. Le pari est si brillamment réussi que Le joli mai nous accoste, cinquante ans après, avec une vivacité de corps et d’esprit intacte. L’intelligence dont Chris Marker fait preuve dans la captation de l’air de son temps, puis dans l’analyse qu’il en tire, donne à son film valeur de faire-part de naissance de la société moderne, celle du confort matériel et de la consommation. Celle-là même dans laquelle nous vivons encore aujourd’hui, plus forcément pour très longtemps tant il paraît clair que nous en brûlons voracement les derniers feux. Le génie du Joli mai vient justement de ce que Marker, dans son examen de l’ossature de cette ère nouvelle, en identifie déjà les vices de conception qui, à force de dérives, causent tant de tourments un demi-siècle plus tard. Passent à l’écran, pêle-mêle, l’individualisme converti en vertu, l’absurdité des mécanismes boursiers, l’abêtissement par la télévision et le désintérêt pour les événements d’importance, le déni face au bouleversement émergeant de la décolonisation et de l’immigration qui s’en suit… Nulle trace cependant du sot refrain « c’était mieux avant » dans Le joli mai, qui s’en tient à un plus modeste et autrement plus pertinent « ce n’est pas très glorieux maintenant ». Et qui, pour donner vie à cette partition, fait un usage superbe des instruments de cinéma que sont le cadre, le montage, et le commentaire off.

Marker prodigue une véritable leçon à tous les aspirants documentaristes, en ne considérant pas son travail abouti dès lors qu’il a mis la main sur un passant saillant, et l’a emmené là où il le désirait par ses interrogations faussement simples et affables. Ce n’est pas le film qui est au service des intervenants, mais bien le contraire. La prise de son direct est là pour enregistrer leurs déclarations, et tous les autres éléments qui composent la mise en scène ont carte blanche pour apporter autre chose – la seule exigence étant qu’ils ne restent pas inertes. Ainsi la caméra se désaxe à sa guise, s’aventurant autour de l’interlocuteur de Marker, furetant dans les environs à la recherche de détails visuels éloquents, qu’elle déniche la plupart du temps. A la suite du tournage, le montage de ces nombreuses rencontres est l’occasion, pleinement exploitée, d’affirmer sans détour le caractère du film. Le joli mai est malin et mutin, friand de contrepieds et de déflexions qui font voler en éclats le cours consensuel et conservatif du monde – et le reconstituent de manière plus personnelle, et plus limpide. Les jointures que Marker conçoit pour passer d’un entretien à un autre aboutissent à un récit « marabout – bout de ficelle » vibrionnant et électrisant, aussi pertinent dans ses intentions qu’impertinent dans ses déambulations. Il n’est pas rare de voir le cinéaste suspendre soudainement une séquence pour sauter à une autre, sur l’impulsion d’un simple mot, avant de revenir à la première – dont la portée a bien sûr été changée du tout au tout par ce collage opéré à l’insu des personnes interrogées. Ce dosage habile entre lucidité du propos et insolence de la démonstration, se retrouve dans la voix-off saupoudrée sur le film. Marker n’abuse pas de cet outil puissant, et donc encombrant. Il lui ménage une certaine rareté, et évite de la charger en affirmations définitives autant qu’en piques trop brutales. Tout passe par les nuances, par la grâce d’un sens de la formule qui fait des merveilles. Pour preuve, le magnifique mot de la fin de ce magnifique Joli mai : « tant qu’il y aura de la misère, vous ne serez pas riches ; tant qu’il y aura de la détresse, vous ne serez pas heureux ; tant qu’il y aura des prisons, vous ne serez pas libres ».

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