• La sentinelle, d’Arnaud Desplechin (France, 1992)

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Où ?
A la maison, en K7 vidéo enregistrée sur France 4

Quand ?
Jeudi dernier

Avec qui ?
Seul

Et alors ?

 

Premier long-métrage d’Arnaud Desplechin (Esther Kahn, Rois et reine), La sentinelle est un mélange complexe et
foisonnant de film d’espionnage et de chronique de personnages à la française. Matthias (Emmanuel Salinger), le héros, est un fils de diplomate posté en Allemagne qui revient à Paris faire ses
études de médecine légale. Sa nouvelle vie se partage entre plusieurs milieux hétérogènes, dont la description occupe le devant de la scène pendant une grande partie du film. Ce qui en explique la
durée (presque 2h30) : Desplechin se passionne à décrire minutieusement chacun de ces clans, filmés au travail ainsi que dans les moments creux. Sa caméra offre une même importance aux chanteuses
(la sœur de Matthias, jouée par Marianne Denicourt et qui annonce Esther Kahn), médecins légistes, étudiants en art, employés d’ambassade. Le réalisateur rend communicatif
son plaisir de pratiquer un cinéma entomologiste mais également empathique, où l’observation des comportements et des gestes n’est pas distante et hautaine mais nous rend partie prenante de la vie
de ces individus, de ces groupes.

Matthias navigue dans ces différentes strates de la population sans jamais trouver réellement sa place dans aucune d’entre elles. La raison principale à cela est qu’il est bloqué dans le passé,
dans une mémoire pesante qui n’est pourtant pas directement la sienne : la Shoah, la Guerre Froide qui vient de s’achever (le film se déroule en 1992). Le blocage chez Matthias vient
indirectement de l’héritage de ses ancêtres (la mentalité de son père est directement incriminée dans un dialogue), et directement d’une mystérieuse tête momifiée qu’il trouve dans ses bagages en
arrivant à Paris. C’est cette tête qui fait le lien entre la vie réelle et le récit d’espionnage ; de manière très originale et très convaincante, Desplechin insère la fiction
cinématographique par le biais du scénario et non de la mise en scène, qui reste très homogène entre les séquences du quotidien et les scènes de genre.

 

Matthias étudie ainsi la fameuse tête, dont il se sent le gardien, via les instruments et méthodes de médecine légale pour en tirer des indices. Ce qui donne des scènes aux multiples degrés
de lecture, et en même temps très pures cinématographiquement, très belles. Une fois l’identité du mort découverte, le récit s’emballe d’un coup dans le dernier quart (introduit par un carton
« la guerre ») et bifurque pour de bon dans l’espionnage. Les personnages de tous horizons, qu’ils soient ou non impliqués a priori dans l’enquête de Matthias, sont soudain
happés dans un même tourbillon par cette intrusion d’une pure intrigue de fiction. Dans celle-ci se joue une déclinaison moderne du principe de base du film noir : les sales affaires ne sont pas
pour les gens normaux, au risque de s’y perdre.

**spoiler**

Matthias perd ainsi contact avec sa sœur, tue son colocataire, finit enfermé dans un asile. Sur ces bases, la morale finale de La sentinelle peut dérouler une ambiguïté
du plus bel effet : soit on est éveillé, conscient de la marche du monde, des erreurs et du poids du passé (on est « une sentinelle »), et alors on le paye dans sa santé mentale et sa
capacité d’intégration à la société ; soit on laisse couler, on oublie, on est alors sain de corps et d’esprit mais sans contrôle sur rien. Ce thème classique des films politiques de la grande
époque est ici magnifiquement fusionné à une fiction à la française, avec pour résultat un très grand film. Lequel se conclut sur un superbe monologue final, simple dans ses choix de mots et
profond dans sa signification. L’ultime réplique en particulier englobe tout ce qui vient de se passer, sur le ton de l’allégorie : « mon père était diplomate, je suis médecin
pathologiste »
.

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