• L’odyssée de Pi, de Ang Lee (USA, 2012)

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Où ?

Au ciné-cité les Halles, dans une des grandes salles

Quand ?

Jeudi soir, à 20h

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

L’odyssée de Pi est un film dont les qualités donnent envie de l’aimer à la folie, et aux malfaçons plus récréatives que véritablement contrariantes. Les premières fusent de la mise en scène, les secondes sont concentrées dans le scénario ; il est rare de se trouver en présence d’un long-métrage à ce point déchiré entre les aspirations de sa part écrite et de son visuel. Cette dualité profonde est déjà en soi assez fascinante à observer, et le fait qu’elle débouche sur une nette victoire des images cinématographiques ne gâche évidemment rien. À la base de L’odyssée de Pi il y a un livre, que je ne jugerai pas ne l’ayant pas lu, mais dont j’espère qu’il est moins pachydermique dans son discours que le script qui en a été tiré. L’histoire ne se résume pas à ce qui a été mis en avant pour vendre le film, à savoir l’aventure d’un jeune homme sur un canot de sauvetage avec pour seul compagnon un tigre. À ce cœur du récit sont greffés divers appendices : une introduction du héros, Pi, un prélude montrant ce qui l’a amené dans cette situation d’adversité extrême, et pour empaqueter le tout une mise en abyme où Pi raconte son histoire passée à un romancier en mal d’inspiration.

Ces différentes tranches du film rencontrent des fortunes très inégales, selon qu’elles soient propices à l’enchantement ou non. L’odyssée de Pi s’inscrit de fait dans les exceptions à la règle que j’énonçais dans ce texte, comme quoi tout film est une illusion. L’odyssée de Pi ne l’est que par intermittence, lorsqu’il n’est pas occupé à inventorier schématiquement les motivations et mécanismes en coulisses du songe. L’acheminement de Pi vers son radeau d’infortune, et toutes les scènes où l’on nous ramène au temps présent, entrent dans cette deuxième catégorie. Le scénario perd alors toute mesure dans son aspiration à être un conte philosophique, oubliant le conte et ne gardant que le discours philosophique. La forme crue et élémentaire sous laquelle ce dernier se retrouve prêché lui ôte tout attrait, ne laissant en place qu’une démonstration maladroite face à laquelle seuls ceux qui ont déjà la foi seront convaincus de la nécessité de croire en Dieu et de l’élévation que l’on y trouve. Cette question de la foi, et de sa déclinaison dans les religions, est l’alpha et l’oméga du scénario, qui veut nous convertir avec une conviction inversement proportionnelle à ses capacités. Un monologue, aussi plat qu’un cours de catéchisme par les dames de la paroisse, déclamé par un prêtre au jeune Pi sur le sacrifice de Jésus pour l’humanité, et le caractère biaisé du choix entre la foi et la rationalité soi-disant laissé au spectateur dans le final, au bout d’un raisonnement qui se rêve en maïeutique socratique, sont les deux moments où ce prosélytisme est le plus transparent[1].

L’odyssée de Pi appartient donc à cette catégorie de longs-métrages qui se sentent dans l’obligation de justifier leur recours à une histoire de pure fiction (exemple typique : Big fish de Burton). Ce qui m’a toujours paru parfaitement idiot puisque [rappel] « tout film est une illusion » ; et manquant de respect envers le public, que l’on considère dans ce cas comme incapable de faire lui-même la part des choses. Le seul à bord du projet qui ne semble pas partager ce point de vue est heureusement le pilote, le metteur en scène Ang Lee. C’est à sa sagesse et à son talent que l’on doit les beautés de L’odyssée de Pi, plus nombreuses et autrement plus marquantes que ses ratés. L’équation qui dirige le film est simple, dès l’instant où Lee dispose d’une ouverture dans le récit qui l’autorise à lancer à plein régime le moteur à imaginaire, il en tire quelque chose de superbe. Que la brèche tienne une séquence ou bien une heure est sans importance. Tôt dans le film, la présentation du héros par lui-même le prouve avec éclat : lorsqu’il raconte l’origine de son improbable prénom complet, puis par quel impossible exploit il a convaincu ses camarades d’école de l’appeler Pi, on est déjà dans la fable la plus totale, et Lee donne à ses parenthèses une énergie et une inventivité réjouissantes. Mais qui ne pèsent rien en comparaison de ce que nous réserve le plat de résistance, seuls à bord du canot avec un homme et un tigre.

Lee fait alors éclater un talent plastique que l’on n’envisageait pas si grand. Il y a un gouffre entre les très beaux films qu’étaient Tigre et Dragon, Hulk, Lust, caution, et la splendeur démiurge et parfois miraculeuse de L’odyssée de Pi. La situation extraordinaire instaurée par le film en est l’étincelle, et l’aisance de Lee dans son jeu avec l’outil numérique l’essence. La teneur extrême en symboliques en tous genres (déchaînement de la puissance des éléments, opposition entre l’humain et l’animal, immensité de la mer et du ciel contre fragilité de l’individu…) du moindre événement à bord du bateau favorise le glissement vers deux formes limites du cinéma – le théâtre, pour le fond, et la peinture, pour la forme. Lee évolue avec grâce dans l’un et l’autre. Son huis-clos au milieu de l’infini, sans aucun mouvement perceptible à l’œil, n’est jamais laborieux et toujours clairvoyant. Tous les sentiments comme les intentions nous parviennent et nous pénètrent, par des voies allusives et non platement déclaratives. L’un de ces moyens est évidemment la beauté des visions conçues par Lee. Il exploite l’infinité de l’étendue de la palette numérique – couleurs, mouvements, dimensions et point de vue de la scène – et enchaîne les tableaux somptueux, jamais vus, et jamais vains. Mais toujours évocateurs, déclenchant une émotion au plus profond de nous.

La magie à la fois blanche et noire, féerique et violente, de cette dérive sur l’océan semble pouvoir durer indéfiniment, et n’est interrompue que lorsque le réalisateur bute sur l’exigence de faire un film tout public[2]. Cet écueil mis à part, lors de ce périple Lee réussit là où le reste du récit, étouffé par le script, échoue : il nous fait croire. À l’imaginaire, au merveilleux, à tout ce qui nous permet de transcender les entraves de la condition humaine. En Dieu, peut-être. À l’art, et plus précisément ici au cinéma, sans aucun doute.

[1] [spoiler 1] La vision du bonheur que nous vend le film est par-dessus le marché assaisonnée à l’hollywoodienne, avec l’adjonction d’un rôle féminin complètement artificiel ne servant qu’à donner à Pi une épouse (son amour de jeunesse) et deux enfants, sans quoi son existence ne pourrait évidemment être réellement accomplie.

[2] [spoiler 2] l’épisode de l’île carnivore, qu’il est contraint de traiter par la voix-off faute d’avoir le droit de l’illustrer par des images suffisamment explicites

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