• J’embrasse pas, de André Téchiné (France, 1991)

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Où ?

A la cinémathèque, dans le cadre de l’hommage rendu au cinéaste

Quand ?

Samedi soir

Avec qui ?

Ma femme, et mon compère de cinémathèque

Et alors ?

Je suis encore loin d’avoir un point de vue exhaustif sur la filmographie d’André Téchiné (le cycle en cours à la cinémathèque devrait m’aider à m’en rapprocher), mais s’il s’avère que l’homme a
réussi à créer plusieurs longs-métrages du niveau de J’embrasse pas, il mériterait alors une estime encore bien supérieure à celle que je lui porte déjà. J’embrasse
pas
regroupe en effet en une seule œuvre tous les thèmes qui sont les plus chers au cinéaste, au travers du récit de la vie de son héros Pierre (Manuel Blanc, plus vraiment revu depuis).
Il y a plusieurs raisons valables à parler d’une vie toute entière exposée dans ce film. Symboliquement, celui-ci commence par une naissance – l’arrivée de Pierre à Paris, depuis ses Pyrénées
natales – et se conclut une première fois sur une mort frôlée dans une bastonnade. L’épilogue qui suit ne fait qu’affirmer l’envie de Pierre de retenter sa chance dans la capitale, avec la même
assurance aveugle et la même obstination ; on peut imaginer qu’un nouvel échec ne serait pour lui que le point de départ d’une nouvelle tentative.


Enfin, la forme même du film, et en particulier son traitement du passage du temps, épouse cette volonté d’amplitude, d’embrasser un tout. Au détour d’un dialogue, d’une remarque anodine, on
apprend que l’ellipse qui vient de se réaliser a été le siège d’un bond en avant de plusieurs semaines, voire de plusieurs mois. La contradiction avec la fièvre adolescente qui consume Pierre et
à travers lui le film n’est qu’apparente, car ces sauts dans le temps ne s’accompagnent pas d’évolutions en profondeur du personnage ou de son environnement ; ils appuient au contraire l’urgence
à la fois renversante et contre-productive de son appétit immense. Un appétit de succès, de reconnaissance, de grandeur qui l’attire vers les lumières de la capitale, au contact desquelles il va
apprendre que sa naïveté et ses idées simples ne pèsent pas lourd face à l’ambiguïté et à la complexité des gens et des réseaux. La mise en scène et l’interprétation de J’embrasse
pas
accompagnent viscéralement cette brutale révélation. A la simplicité et l’imperturbabilité des premières scènes dans les Pyrénées (fixité des plans, caractère entier des membres de
la famille de Pierre) répondent le bouillonnement chaotique et l’hétérogénéité de la « grande ville ». Les décors se remplissent de bruit et de mouvement, l’alternance du jour et de la
nuit se brouille, le cadre se resserre autour du héros. Les personnages qui l’entourent possèdent tous des traits de caractère extraordinaires (au sens de « qui sortent de
l’ordinaire ») : un tel – Philippe Noiret – est une célébrité de la télé, une autre – Hélène Vincent – fait preuve d’une ironie pince-sans-rire ravageuse, une troisième – Emmanuelle
Béart – semble être la femme fatale de son propre film noir…


L’amplitude du film dans le temps, et la dureté du point de vue adopté, octroient à ces personnages secondaires et aux autres une véritable existence malgré leur peu de temps de présence à
l’écran. J’embrasse pas est en cela supérieur au nouveau Téchiné La fille du RER, car il n’est pas piégé comme ce dernier par le resserrement d’une grande partie de
l’intrigue sur les quelques jours avant et après un fait divers qui bloque en cela l’intrigue. La comparaison entre les deux films est intéressante, car dans les deux cas le cinéaste met en place
un récit en deux temps : d’abord une tentative d’intégration à la régulière du monde des adultes par le jeune héros ; puis, devant les échecs répétés et l’injustice de leurs causes, une
radicalisation des actions entreprises dont le personnage principal sera quasiment le seul à subir les conséquences dramatiques. Au contraire de La fille du RER, où la présence de
filets de sécurité – la famille, les relations, la police – joue un rôle d’atténuateur des douleurs, J’embrasse pas est une plaie à vif, où rien ne vient soulager la sommation
permanente faite à Pierre de se prostituer pour réussir.


A travers la violence qu’il charrie (larvée dans un premier temps puis explicite), cet amalgame cru érigé entre travail et prostitution fait que le film résonne sur tout un éventail de thèmes.
Froide observation des rapports conflictuels de classes, entre les nantis – financièrement ou culturellement – et les sans-grades, film noir cauchemardesque, chronique du ghetto homosexuel et de
l’homophobie déchaînée, récit d’un apprentissage impossible sont autant de voies empruntées par J’embrasse pas, avec à chaque fois une conviction et une détermination
remarquables. Le bloc de détermination adolescente brute qu’est Pierre / Manuel Blanc (figure récurrente chez le cinéaste : Juliette Binoche dans Rendez-vous, Gaspard Ulliel
dans Les égarés…) devient plus qu’un simple personnage tragique, il symbolise une génération, peut-être même un rapport de force immuable – les choses ayant à peine changé vingt
ans plus tard dans La fille du RER. Autour de lui, Téchiné a conçu une œuvre qui nous abandonne sonnés comme un uppercut lâché sans retenue.

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