• Gebo et l’ombre, de Manoel de Oliveira (France-Portugal, 2012)

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Où ?

À la maison, en DVD distribué par Épicentre Films (sortie le 5 mars), obtenu via Cinetrafic et aux bonus plaisants (une captation de l’avant-première du film à la Cinémathèque, des interviews de Claudia Cardinale et Michael Lonsdale)

Quand ?

Samedi soir

Avec qui ?

MaBinôme

Et alors ?

Il est inutile de nier que le début de Gebo et l’ombre fait peur. Passé le générique, Manoel de Oliveira, cent quatre ans au compteur, nous enferme dans une pièce unique, aussi modestement éclairée que meublée, qu’il filme en longs plans immobiles fixés sur des personnages discourant en usant d’artifices de théâtre (le scénario est adapté d’une pièce). Leur propension, dès les premiers dialogues, à clamer à voix haute leurs états d’âme et à commenter les faits et gestes d’autrui rend ardue l’entrée dans le récit. Les enjeux et les bases de celui-ci prennent en plus leur temps pour se clarifier tout à fait, et ce n’est qu’au cours de sa scène finale que la valeur de Gebo et l’ombre se révèle véritablement. Elle est grande, au point de rendre un deuxième visionnage du film nécessaire. Non pour se substituer au souvenir du premier, mais pour l’enrichir de ce que l’on sait désormais concernant l’horizon des jours et des nuits des protagonistes.

Cette faculté du film à s’épanouir de son propre fait est un de ses points communs avec l’avant-dernière réalisation d’Oliveira, le superbe Singularités d’une jeune fille blonde. Les deux œuvres étant séparées par un projet ancien que le cinéaste a enfin pu mener à bien (L’étrange affaire Angelica), leur proximité est logique ; elles forment l’enchaînement de ses « vrais » nouveaux films. De l’un à l’autre se retrouvent également un même choix de récit resserré – même si la volubilité de Gebo, qui tourne par endroits au verbiage, l’amène à durer une heure et demi –, une même volonté de transformer l’anecdote en parabole symbolique, et les mêmes thèmes mis à l’étude : la nature humaine, le rapport à l’argent. Quand nous les rencontrons, les personnages de Gebo subsistent depuis des années dans un état de grande pauvreté matérielle, d’où résulte une affliction intime généralisée et insurmontable. La plupart l’intériorisent, et la laissent les dévorer de l’intérieur. Leur existence est réduite à une routine abattue et laborieuse, et il en va de même de leur vivacité d’esprit, enterrée sous les idées toutes faites et les conversations creuses. Celles-ci remplacent à peu de frais la réflexion, l’expression, l’action personnelles.

Deux hommes font exception. Gebo, car il a choisi cette vie ascétique et a sur elle le recul, le discernement pour la voir telle qu’elle est ; et son fils Joao, qui a opté pour une rupture violente avec cette apathie en embrassant la carrière de voleur. Sa vie n’en est pas plus heureuse pour autant : sans domicile, souvent affamé, il est également ravagé, intérieurement comme extérieurement par ses démons. Il incarne organiquement la mauvaise conscience de ses congénères plus serviles, et ses apparitions, d’une puissance terrible (au milieu d’un casting grandiose – Michael Lonsdale, Claudia Cardinale, Jeanne Moreau – c’est d’ailleurs son interprète Ricardo Trepa, fidèle collaborateur d’Oliveira, qui fait la plus forte impression), lui donnent l’allure d’un fantôme diabolique venant les hanter. Sa présence répond à chaque fois à leurs supplications plus ou moins volontaires, comme une illustration caustique et sévère de l’expression « attention à ce que vous souhaitez ».

Gebo et Joao sont les deux faces du débat moral explicité en fin de parcours par le film : « le devoir d’un homme est d’être juste et honnête… ou bien de chercher à s’enrichir ? ». Oliveira réduit sciemment l’expérience humaine à cette seule prise de position dans un sens ou l’autre vis-à-vis de l’argent. C’est brutal, plus encore que ne l’était déjà Singularités d’une jeune fille blonde, et néanmoins très juste. Cette frontalité est également là, aussi sèche et bouleversante, dans la mise en scène. Ce qu’Oliveira met en place est bien supérieur à un trivial exercice de théâtre filmé. Son parti pris radical de nous placer face aux personnages, et au plus près d’eux, génère une force à la hauteur de l’épure qu’il manifeste : tranchante. Il ne nous est accordé aucun recul, physique ou par l’entremise de la fiction – cette dernière se voyant réduite à la même exigüité que l’espace nous séparant des corps des individus à l’écran – face à la tragédie qui se joue. Le doute existentiel qui irradie d’elle nous frappe dès lors de plein fouet ; car par la dureté superbe de son geste de cinéma, Oliveira ne nous laisse nulle part où nous réfugier pour l’esquiver.

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