• Élections US : Abraham Lincoln par John Ford (« Vers sa destinée », 1939 et « Je n’ai pas tué Lincoln », 1936)

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A la maison, en DVD zone 2 édités il y a quelques mois par Opening

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Alors que la campagne des présidentielles
américaines est entrée dans sa dernière ligne droite, avec l’espoir (que l’on espère partagé par une majorité d’électeurs) de voir la victoire du symbole Obama, on peut en profiter pour revenir
sur le plus grand de ses symboles présidentiels dont le pays a le secret : Abraham Lincoln. Celui-ci, président de 1861 à 1865, père entre autres de l’abolition de l’esclavage, a été le
sujet et le héros d’innombrables longs-métrages. Les deux faits par John Ford (Vers sa destinéeYoung Mister Lincoln et Je n’ai pas tué Lincoln -
The prisoner of Shark Island) sont particulièrement intéressants, pour au moins deux raisons : ils prennent la figure de Lincoln à des moments précis – ses débuts comme avocat, son
assassinat – de son existence ; et le cinéaste était le maître incontesté de la constitution de l’Amérique, de sa légende, de ses idéaux.

C’est grâce au talent de Ford que Vers sa destinée échappe la plupart du temps à son statut unidimensionnel de film de propagande. Tourné en 1939, Vers sa destinée
utilise en effet le personnage de Lincoln et les valeurs justes qu’il défend pour réaffirmer en ces temps de troubles la prééminence du système américain (mélange de capitalisme et libertés
individuelles) sur tous les autres. Cela donne quelques scènes pesantes à force de prêches plus ou moins directs, en particulier au cours de l’épilogue. Avant cela, John Ford donne une de ces
leçons de mise en scène dont il avait le secret. Vers sa destinée est coupé en deux parties, dont la première fait la description de ce qu’était la vie dans une petite ville
américaine tranquille et typique. Le prétexte d’un jour de fête – semblable à celui du film éponyme de Jacques Tati – permet de passer en revue la population du village et leurs divertissements,
lesquels emplissent l’intégralité du champ du récit jusqu’à être introduits par des cartons occupant tout le cadre. Nous sommes au paradis sur Terre, un paradis gagné à force de courage et
d’abnégation comme le rappelle le passage dans la parade des vétérans de la Guerre d’Indépendance contre les anglais (une vision rarissime dans un film).


Le meurtre qui intervient au tiers du film, dans une clairière coupée du monde et mise en valeur comme une symbolique scène de théâtre, marque la déchéance de l’homme et la fin – au moins
temporaire – des utopies. Les enjeux du procès qui s’en suit vont donc bien au-delà du motif classique du sauvetage d’un innocent accusé à tort ; c’est une société toute entière qu’il s’agit
de sauver de ses travers. Chacun des éléments classiques du film de procès (choix des jurés, interrogatoires et contre-interrogatoires des témoins, plaidoiries) se voit donc détourné au profit de
cet objectif prioritaire qu’est la réaffirmation des principes fondateurs de l’Amérique. Je l’ai dit plus haut, cela occasionne une minorité de monologues affublés de gros sabots ; mais
aussi une majorité d’échanges verbaux réjouissants, où Abraham Lincoln / Henry Fonda prend à partie les spectateurs de la salle d’audience pour leur faire en direct une leçon de choses sur la
démocratie et le vivre ensemble. On y retrouve, 70 ans avant, la même verve et la même énergie éloquente que dans Entre les murs.

Et puisqu’il s’agit là d’un film de propagande, difficile de résister à la tentation d’extraire une des premières répliques du scénario et de la mettre en exergue des événements actuels :
« Notre affaire toute entière est un gigantesque crédit ».



Je n’ai pas tué Lincoln
est
un autre cas où la mise en scène de Ford est plus que jamais fidèle à elle-même : sobre, franche, sans simagrées. La grande force qui en dérive est que lorsque le réalisateur se fend d’un choix
de montage ou de cadrage voyant, l’effet en est démultiplié – comme quand quelqu’un d’habituellement très calme hausse soudainement le ton. C’est par exemple le cas ici dans l’enchaînement
répété, brutal des gros plans sur les têtes cagoulées des accusés à tort de complicité pour le meurtre de Lincoln. C’est encore plus évident et fort dans la description cauchemardesque du bagne
où est enfermé le héros : par des jeux sur le contraste entre ombres et lumières dans la photographie, par l’emploi d’arrière-plans absolument noirs (dans la cellule, puis au mitard où les
ténèbres gagnent encore du terrain car mêmes les murs y sont absorbés), Ford rend visuellement palpable l’absence totale d’espoir. Les deux longs plans fixes qui couvrent la tentative d’évasion
via l’escalade impossible du mur d’enceinte, et observent silencieusement la difficulté surhumaine de l’épreuve, viennent parachever cette utilisation à bon escient des ressources du cinéma.

Plus globalement, Je n’ai pas tué Lincoln se place dans la lignée de L’homme tranquille, autre œuvre de Ford qui emprunte au style visuel de l’expressionnisme pour
appuyer un récit moral désabusé sur l’humanité. Tout comme dans Vers sa destinée, Lincoln est le symbole de l’espoir de la réunion des États-Unis après la guerre civile, et de la
remise en marche de l’idéal humaniste du pays. Son assassinat, qui intervient dès la deuxième scène, semble signifier la mort définitive de cet espoir ; c’est en tout cas ce que semble
démontrer le destin du héros, piétiné pour avoir osé croire en cet idéal et l’appliquer alors qu’autour de lui les camps se radicalisent de nouveau et les pulsions innommables refont surface.
Nordistes et Sudistes réaffirment leurs divergences, une foule assoiffée de sang pousse à l’application d’une justice expéditive confondue avec la vengeance, le bagne est soumis à la dictature
des matons tout-puissants.


Je n’ai pas tué Lincoln pêche au niveau de son casting. Les scènes très écrites, statiques, classiques, et parfois un peu professorales de Ford ont besoin de grands acteurs (tel
Henry Fonda) pour les sublimer ; ces grands acteurs sont ici absents. Par ailleurs, le dernier acte du récit, après l’évasion manquée et l’enfermement au mitard, est franchement forcée et
cousue de fil blanc. Un revirement brutal de scénario fait disparaître les personnages extérieurs à la prison (l’épouse du héros en particulier) et fait déferler sur ce lieu une épidémie de
fièvre jaune « grâce » à laquelle le héros va se mettre en valeur et gagner sa réhabilitation. Le talent de Ford lui permet toutefois de s’en tirer sans trop de dommages, en particulier
dans deux scènes pièges – la négociation avec les gardes noirs du bagne pour leur demander de l’aide (les dialogues et la mise en scène les traitent comme des mutinés contre leur hiérarchie et
non comme des noirs contre les blancs), et le retour final du héros chez lui : un épilogue filmé via les mêmes plans de diligence que pour l’arrivée du meurtrier de Lincoln, qui a été
l’origine du martyre du héros.

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