• Cycle Palmes d’or : Non, les frères Coen n’ont rien à dire (mais ils le disent très bien) – Barton Fink (1991)

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Quelle année ?
1991

Quoi de spécial ?
Cette année-là, Barton Fink remporta non seulement la Palme d’or mais aussi le prix de la mise en scène et le prix d’interprétation masculine pour
John Turturro. Depuis cette razzia, une règle officieuse veut qu’un film ne puisse pas remporter qu’un seul prix, plus éventuellement un prix d’interprétation. En 2003, sur demande du président du
jury Patrice Chéreau (assez bégueule sur ce coup ; rien qu’avec Mystic river de Eastwood dans la sélection, il y avait de quoi faire), la règle fut transgressée pour donner à
Elephant et la Palme et le prix de la mise en scène

Et alors ?

Le triomphe des frères Coen aux derniers Oscars (meilleurs film, réalisateur, scénario plus le second rôle de Javier Bardem) avec No country for old men récompense un retour de leur part aux sources de leur cinéma – plus précisément à leurs
3è et 4è films, Miller’s Crossing et Barton Fink, qui comptent parmi leurs tous meilleurs. De toutes les œuvres moins confidentielles qu’ils ont tournées par la
suite, No country… est celle qui s’en rapproche le plus dans la manière de concevoir l’univers du film comme un monde clos, qui ne doit plus rien à notre réalité mais tout au
cinéma et à la littérature, et où des personnages archétypaux ou franchement barrés vivent et meurent sans qu’il y une quelconque leçon ou opinion à en tirer. Non, vraiment, dans ces 3 films, il
n’y a rien d’autre qu’une incroyable virtuosité à faire du pur cinéma dramatique, le plus beau qui soit. Ce qui est bien sûr déjà énorme.

Cette virtuosité a été accueillie triomphalement à Cannes en 1991, avec Barton Fink. John Turturro, acteur fétiche des frères Coen jusqu’à The big Lebowski, joue
un auteur à succès de Broadway qui succombe aux sirènes de Hollywood, où un producteur lui fait un pont d’or pour venir écrire un scénario… de film de catch. L’angoisse de la page blanche,
l’ambiance étouffante du motel où il loge et la personnalité inquiétante de son sympathique puis collant voisin Charlie (John Goodman) vont peu à peu mener Fink aux confins d’une folie hautement
cinématographique.

Barton Fink est encore plus intéressant aujourd’hui, car il représente un cas (unique ?) de réalisateurs ayant fait leur charge anti-Hollywood avant de s’y être égarés (les oubliables O’brother, Intolérable cruauté et Ladykillers). Vu avec nos yeux de
spectateurs de 2008, le film y gagne une facette « peur prémonitoire » captivant, comme si les Coen étaient conscients et inquiets dès cette période du risque de tomber dans le côté
obscur du cinéma. Par un délicieux renversement, les 2 frères ont réalisé sur la base de cette appréhension ce qui est sûrement leur œuvre la plus ambitieuse et la plus indépendante. Alors que
leur fonctionnement habituel consiste à se greffer sur un genre – dans la plupart des cas le film noir, pour ne pas le nommer – pour mieux en pervertir le déroulement prévu, Barton
Fink
refuse en bloc tous les genres et trace sa route dans un territoire inconnu.

Au risque de nous perdre (il doit être assez facile de ne pas du tout entrer dans ce délire grinçant et mélancolique), le scénario progresse sur un fil ténu entre tragédie et comédie, réalité et
fantasmes (avec une dernière demi-heure particulièrement déjantée), mégalomanie et intimisme. Le va-et-vient constant entre ces 2 dernières échelles contraires est introduit dès l’arrivée de
Barton au motel : à un plan large de l’escalier principal dont les dimensions démesurées écrasent le héros et la perspective (comme plus tard les couloirs de ce même motel), succède un gros
plan extrême et prolongé de la sonnette d’appel au groom. Le motel justement, parlons-en.

Ce 3è personnage central du film, qui semble au fur et à mesure développer une vie et une personnalité propres, est l’expression la plus paroxystique d’une idée récurrente chez les Coen. Nombre
de leurs longs-métrages contiennent en effet d’autres exemples, plus décoratifs, de tels motels aussi imposants que glauques et dont la qualité de refuge est au mieux éphémère (voir la
course-poursuite de motel en motel dans No country for old men). Une autre composante fréquente des scénarios des 2 frères trouve sûrement son paroxysme dans Barton
Fink 
: la rencontre à la fois angoissante et grotesque avec le « chef », ici du studio de cinéma. Michael Lerner s’amuse comme un fou avec le personnage abracadabrant
écrit par les Coen, dictatorial avec tous ses employés hormis Barton, le « créateur », qui a droit à son estime infinie en raison de ses talents artistiques – et en tire du coup une
pression d’autant plus énorme sur ses bien frêles épaules. Alors que, comme le rappelle le final du film, la création ne se commande pas mais apparaît d’elle-même, de là où on ne l’attend pas.

Avant de conclure cet article, un rapide mot sur Miller’s crossing, le film précédent des Coen (tourné un an avant Barton Fink) et qui est sûrement leur
chef-d’œuvre. Avec The barber, ce long-métrage situé pendant la Prohibition est leur film noir le plus solide, le plus « classique » dans sa langueur, son aspect (magnifique
photographie) et sa filiation (scénario librement inspiré de 2 romans de Dashiell Hammett). C’est en même temps celui où ils font le plus sentir leur personnalité, via la virtuosité avec laquelle
ils imbriquent les intrigues jusqu’à nous perdre (dans la veine du Grand sommeil) et la façon génialement malicieuse qu’ils ont de faire dévier ce film aux personnages a priori
stéréotypés – gros durs et femmes fatales – vers une histoire au sous-texte homosexuel, l’un des plus gros tabous dans le cinéma des années 30.

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